La fuite
Jacques a toujours pensé qu’il avait les meilleurs parents du monde et qu’il était né dans un pays riche lui offrant toutes les chances de réussite. Enfant, il aimait se comparer aux autres, et il estimait avoir été privilégié à la naissance, même si tout n’était pas idyllique dans sa vie, loin de là. Il n’aurait pas échangé sa famille avec une autre, il relevait toujours des défauts chez les parents de ses copains, ce qui renforçait son impression, certes un peu fantasmée, d’avoir les parents idéals. Il était bien chez lui, avec les siens, dans le foyer familial.
Curieux, il aimait regarder des documentaires à la télévision et suivre l’actualité dans les journaux. C’était pour lui une ouverture sur la vie des autres, à la fois une manière de se cultiver, d’apprendre, mais aussi un moyen de se sentir vivre avec les autres, d’exister, de partager la vie. C’était en définitive une façon de se situer – peut-être de trouver sa place ? – dans le monde immense qu’il ne connaissait pas. Par média interposé, il voyait des catastrophes se dérouler aux quatre coins du monde, des séismes et des tsunamis ravageurs, des images et des témoignages de guerre dans des pays qui semblaient à la fois si lointains et si proches. Il voyait aussi se dérouler des drames en France, il fut notamment marqué par des disparitions d’enfants, des immeubles soufflés par des fuites de gaz, et des meurtres toujours empreints de cruauté et de mystères. Parfois, les drames se déroulaient près de chez lui, renforçant son impression d’appartenance au monde des autres – le monde des images –, comme le jour où le boulanger du quartier périt dans l’incendie de son commerce, et ce dimanche soir où un ami perdit ses parents dans un accident de la route causé par un jeune homme insouciant qui roulait sans permis de conduire et sous l’emprise de l’alcool et de la drogue. Le malheur et l’arbitraire sévissaient partout.
Il ressentait aussi, avec un brin de culpabilité, la souffrance sourde des nombreux peuples pauvres, en Afrique ou ailleurs, qui vivaient dans des conditions difficiles, sans soins, sans hygiène, sans sécurité, sans écoles, et où parfois les enfants ne mangeaient pas à leur faim. Il y avait tant de malheurs dans ce monde, et lui, y échappait si étrangement. Il était conscient d’avoir beaucoup de chances. Il se sentait privilégié, avec un sentiment croissant d’être né sous une bonne étoile.
Il était vraiment heureux dans son cocon. Et même au sein de sa famille, Jacques pensait appartenir à une génération privilégiée car il pouvait profiter du confort de la vie moderne, voyager, faire des études, avoir un bon travail, alors que ses parents avaient dû quitter prématurément l’école pour travailler très jeunes, et ses grands-parents avaient vécu la guerre sous l’occupation nazie. Un grand-père avait passé quatre années dans des camps de prisonniers, vingt-cinq ans après la mort prématurée de son propre père dans la grande bataille de Verdun durant l’autre guerre mondiale. Aucun doute, il était bien né au bon endroit et au bon moment. Il faisait partie des privilégiés, ceux-là mêmes qui ne connaissaient ni la famine, ni la maladie, ni la guerre, ceux qui vivaient en toute liberté et qui avaient le choix de leur destin.
Lorsqu’il pensait aux périodes troubles du passé, quand la violence et la haine dictaient la vie publique et privée, pendant les guerres civiles, les occupations étrangères, les terreurs dictatoriales d’un pouvoir aux mains de sanguinaires ou de religieux sectaires, il ne concevait pas comment les gens avaient pu continuer à vivre en ces temps-là. Dans ces périodes de chaos, sous l’oppression, la misère et l’horreur, comment la vie était-elle possible ? Pouvait-il y avoir des moments heureux, des instants simples faits de petites choses et qui font qu’on aime la vie, toutes ces petites habitudes, manies, réflexes, tous ces sourires gratuits, ces petits gestes de politesse, qui rendent la vie agréable ?
Rien ne l’exaspérait plus que ces Français rouspéteurs pour des broutilles et toujours enclin à voir le bonheur ailleurs, alors même qu’ils vivaient dans l’un des pays les plus riches, les plus beaux, et probablement celui où la liberté était la plus grande. Un pays, aussi, où chacun avait la possibilité de réussite et de bonheur. Il pensait souvent : « Comment peut-on oser se plaindre quand on vit dans un pays riche, alors que tant de personnes, de tout âge, vivent avec la peur quotidienne de la faim, de la maladie ou de la soumission ? » Il ne comprenait pas ces gens qui réclamaient toujours plus d’égalité entre les plus riches et eux-mêmes, mais qui n’imaginaient pas un instant de comparer leur position avec les plus pauvres et les plus malheureux qu’eux. Il avait de la chance, et son bonheur provenait du simple fait qu’il le savait, mais il avait aussi la culpabilité d’être heureux quand d’autres ne l’étaient pas.
Sa plus grande chance, qu’il tenait comme un privilège, était de faire des rêves. Cet acte, pour certains, si banal, était un atout considérable pour surmonter les épreuves de la vie, pour aller de l’avant, pour bénéficier d’un moment de joie dans la journée même quand tout va mal. Sitôt les yeux fermés, il oubliait les difficultés et les malheurs du monde, il se construisait une bulle réconfortante qui l’aiderait à aller de l’avant. Mais, de temps à autre, il se demandait si tout le monde avait droit à la possibilité d’avoir des rêves. « Est-ce que les gens qui souffrent de la faim, de la maladie, de la peur, ou de la misère, font des rêves ? » Cette question le taraudait car il n’imaginait pas qu’un pauvre ou un malheureux puisse accéder aux rêves pour se réconforter, et cela lui semblait être une double peine.