La rencontre décalée
Il a toujours eu, dans un coin de sa tête, un désir décalé de voir autre chose. Il en était conscient, et, à ses heures pensives, il aimait à envisager son cerveau en forme de polyèdre et à chercher vaillamment le coin contenant sa folle envie. Il se savait à côté des autres, même parmi la foule. Il s’imaginait ailleurs, en se sentant ici, avec un don secret d’ubiquité. Il voyait la vie au loin. Parfois, à l’évocation d’un événement, Eneko ressentait un souvenir de l’instant, comme s’il l’avait vécu, alors que ce ne fut pas le cas.
Cette sensation d’être différent des autres était venue dès l’adolescence. Il avait le sentiment de suivre plusieurs vies en parallèle. Tout en expérimentant l’instant présent de sa propre vie, il voyait – ou ressentait – simultanément ce qui se passait ailleurs, dans des lieux où il n’était pas physiquement. Parfois, en une seule journée, il pouvait contempler à distance trois ou quatre vies en plus de la sienne. C’est en tout cas ce qu’il pensait. Mais il n’en disait mot à personne.
D’un tempérament vif, il eut rapidement fait le tour de son quotidien, et dut alors affronter la monotonie. Il était affamé de nouveautés par peur de tourner en rond. Pour satisfaire son désir d’ailleurs, Eneko voyagea beaucoup. Il partit dans les capitales européennes à la recherche de gens décalés comme lui. Il trouva toutes sortes d’individus à Londres, Berlin, Rome, Prague, etc. Mais personne avec le même talent que lui. Un voyage en entraînant un autre, il poursuivit son chemin en Asie. Il y vit des gens fort étranges qui revendiquaient des pouvoirs mystiques ou divins, des gens qui ne dialoguaient plus avec les humains mais qui écoutaient des dieux et des créatures secrètes. Cela ne convenait pas à Eneko qui construisait un chemin fondé sur la raison et la liberté.
Ses voyages ne rassasiaient pas l’homme. Ils n’étaient jamais suffisants. Eneko voulait toujours aller plus loin. Beaucoup plus loin. Il avait fait le tour de la planète, mais ce n’était pas encore assez. Car, au fond, la diversité des peuples se caractérisait par de faibles différences ; les mêmes êtres habitaient aux quatre coins du monde. Il chercha longtemps comment partir plus loin, où pouvait-il aller pour sortir de la monotonie de la vie humaine, pour découvrir des espaces et des échanges vraiment différents ? Et, enfin, un jour, il comprit que le plus grand voyage qu’il puisse faire – le plus loin qu’il puisse aller – était de partir au-delà du vivant. C’était la mort ! Rencontrer la mort était une odyssée infiniment plus excitante et bien plus lointaine qu’un petit séjour sur un territoire à dix mille kilomètres de la maison pour rencontrer des semblables. Mais comment rencontrer la mort ? Son désir de vivre pleinement l’aventure, et aussi son attachement à la vie – après tout, il n’avait qu’elle ! –, le préservaient d’une quelconque envie suicidaire.
Il trouva la réponse le jour de ses trente ans. Alors qu’il attendait le bus 37 pour rentrer chez lui, il contempla l’hôpital gériatrique, situé à seulement quelques pas de l’arrêt de bus, et se dit que c’était l’endroit le plus moche au monde. La laideur du bâtiment n’encourageait pas les patients à s’accrocher à la vie, la façade décrépie et lézardée cachait mal la tristesse derrière les murs épais. Aucun bruit ne sortait, aucun visage aux fenêtres. L’hôpital semblait mort. En se retournant, Eneko découvrit que face au portail de l’hôpital, de l’autre côté de la rue, était installée une entreprise de pompes funèbres.
« Quelle merveilleuse idée ! Pas étonnant que les patients ne se ruent pas aux fenêtres », pensa-t-il.
On avait déjà l’habitude de voir les médecins libéraux, généralistes et spécialistes, ouvrir leur cabinet près de l’hôpital, comme pour mieux préparer l’admission du patient, voilà que maintenant on implantait aussi les pompes funèbres devant l’hôpital pour optimiser la sortie. La ville avait pensé à tout pour simplifier les démarches des familles, de la prérentrée à la sortie définitive de l’hôpital. Les familles n’avaient qu’à traverser la route, payer le service, et ne plus y penser. Si, par chance, à la première visite, le patient hospitalisé ne repartait pas les pieds en avant, il se retrouverait, à la sortie, stoppé au portail, et il saurait immanquablement, en voyant les fleurs en plastique à travers la vitrine de la devanture, que tout était déjà prêt en cas de défaillance au prochain séjour.