Quand le vent n’est plus
Sensation étrange ce matin quand je peine à trouver ma place,
Un froid vif, presque sibérien, agresse la peau de mon visage,
Mais en cherchant sur mon chemin les marques de froid et de glace,
Je ne vois qu’un temps sec sous un plafond bas de sombres nuages
Où se dessine un monde étrange qui m’était encore inconnu.
De longues minutes d’errances, et enfin je vois l’incongru :
Ce matin, le vent est absent, et son ardeur manque à ma vue,
La brise d’amont n’est pas là, et sans ce souffle, je suis perdu.
Je marche dans l’air endormi où l’absence totale de vent
Génère un sentiment trouble et inquiétant de défaut de vie.
Il est si rare dans nos contrées que disparaisse le vent
Que j’en éprouve presque le manque et consciemment aussi
La sensation un peu irréelle d’être là sans être là,
Comme ces matins où l’on sort sans être tout à fait réveillé,
Un pied décidé, l’autre encore dans le rêve mais suivant le pas.
J’arpente les rues, marchant vers le monde, l’esprit perturbé.
Dans ce froid mis à nu, je ne reconnais pas mon univers,
Il manque autre chose. Je m’arrête, je me retourne lentement
Nord, ouest, sud, est, et je n’éprouve pas le moindre courant d’air.
Et puis, soudain, je me surprends à n’entendre aucun bruit ambiant.
J’observe, sans voix, le mouvement des piétons et des voitures
Avec l’étrange impression que tous sont des objets silencieux.
La marche d’un homme n’est pas si différente de celle d’une voiture,
Les yeux troublés, c’est au seul bruit que l’on peut distinguer les deux.
Ce matin, le vent ne s’est pas levé, et les bruits sont absents,
Les objets mouvant ne font pas le grondement ordinaire.
Je suis le spectateur inerte des silencieux déplacements
Qui regarde sa séance de cinéma muet en plein air.
Je réalise alors que le vent est une marque de vie,
En son absence, les bruits se font discrets, la voiture se tait,
La foule devient aphone dans un royaume de silence infini,
Le monde semble désormais sourd comme en plein vide parfait.
Peu à peu, je découvre une expérience d’une beauté inouïe
Et je prends conscience de vivre un instant privilégié rare,
Où les choses si banales et éclipsées sortent de la nuit
Pour révéler ce que mes yeux n’avaient encore su entrevoir.
Contre mon gré, ce sentiment fuyant d’extase inattendu
S’en va rejoindre les brouillards épais de mes pensées profondes
Se confondant avec ma vue trouble et mensonger du vécu
Pour me rappeler le sentiment d’éprouver la fin du monde.
Suis-je le seul à éprouver la vision du monde caché ?
Je cherche d’autres savants témoins de ce singulier moment,
Mais chacun vit ses occupations gardant les yeux grand fermés.
N’y a-t-il que moi pour s’étonner de l’absence de vent,
Pour discerner que les bruits et les temps ne s’écoulent pas
Et pour sentir la différence dans cet état de plénitude ?
Il est vrai que la beauté d’un instant ne se partage pas,
Elle n’existe que dans la solitude, l’immense solitude.
Faible ou désarmé, je n’ai pas osé secouer l’ignorant
Et révéler de ce grand moment la particularité.
Si je m’étais écrié « Voyez comme ce jour est différent,
Le vent est absent, les bruits ont changé, le temps s’est arrêté »,
M’aurait-on écouté, ignoré ou même traité d’égaré ?
J’ai repris mon chemin pour serrer les rangs des hommes ingénus,
Et peu à peu quitté cette image singulière pour retrouver
Le monde bien ordinaire des êtres qui ne voient pas l’inconnu.