Le parfum des blés
Ce matin de juillet, l’air de la campagne sentait le parfum des moissons. L’odeur de blé mûr et de paille sèche devenait presque suffocante, tant l’air chaud était chargé de poussières formant un nuage olfactif envoûtant qui recouvrait les prés, les chemins, les jardins, et s’infiltrait à l’intérieur même des maisons. Cette odeur, que l’on aimait tant à la campagne, avait pourtant un double visage, elle séduisait et enivrait tous ceux qui aimaient la vie dans les champs, mais elle apportait des allergènes qui asséchaient les narines et faisaient venir en réaction les larmes aux yeux des êtres les plus sensibles.
Le père de Ronan ne connaissait pas les allergies. Il vivait au rythme des saisons depuis sa naissance, et affrontait avec fierté et plaisirs la rudesse de la nature qui imposait, de tout temps, des hivers froids et brumeux et des étés chauds et poussiéreux. Il ne connaissait que le monde agricole et rien d’autre. De génération en génération, les enfants de la famille devenaient agriculteurs comme leurs parents. C’était une époque où les villages étaient éloignés des villes. Le brassage des mondes urbains et ruraux n’avait pas encore débuté. Les villages étaient habités majoritairement par des natifs qui n’envisageaient pas de quitter leur bourgade pour vivre ailleurs, ni même de faire des allers-retours quotidiens pour aller travailler à la grande et lointaine ville.
Ronan n’avait que cinq ans, et son père voyait déjà en lui le successeur idéal. Il avait la terre en lui. Et en plus il était précoce, « un vrai génie ! » disait son père. Ronan adorait jardiner, il savait déjà faire pousser les carottes. Il avait semé des graines au printemps, puis avait attendu que le feuillage ait une taille égale à celle de sa main pour éclaircir les rangs de semis. Il commençait, en ce mois de juillet, à récolter ses premières carottes avec une fierté paysanne qu’il partageait avec ses parents. Ronan s’imaginait très bien agriculteur à l’âge adulte. À Noël, on lui avait offert sa première ferme en jouet. Il avait des tracteurs et des animaux. Il adorait jouer avec son tracteur métallique vert auquel il attelait une charrue réversible avec six versoirs. Il avait installé sa ferme sur le carrelage du salon, et avait déjà labouré des dizaines de carreaux.
En ce jour particulier, Ronan s’était levé à six heures, comme ses parents, pour préparer une longue journée de récolte. Son père allait moissonner les blés semés neuf mois plus tôt. C’était l’un des jours les plus importants de la saison, et le seul jour de l’année où son père gagnait de l’argent. Ronan ne voulait rien louper de cette journée, il avait supplié son père de l’emmener, il était excité avec un enthousiasme formidable et exagéré que seuls les jeunes enfants peuvent ressentir. Ronan allait passer la journée sur le tracteur et la moissonneuse-batteuse. La journée allait être longue et éreintante, mais il avait déjà une réputation de petit homme infatigable, et rien ne l’effrayait, ni les grosses secousses ressenties sur le siège enfant à côté de celui de son père, ni la poussière irritant les narines et la peau, ni la coupe du blé qui écorche les jambes, ni les pas sur un sol caillouteux qui abîment les pieds et les chevilles, ni même la chaleur de l’été.
Il était dans son élément, dans le monde professionnel, dans le monde des grands, bien loin de la vie des petits écoliers et des activités ludiques habituellement réservées aux enfants de son âge. Il avait là une activité alliant plaisirs et utilité pour la société. Il semblait avoir trouvé sa voie. Il allait profiter d’une journée magnifique et rêver à un futur tout tracé.
Mais les années suivantes furent difficiles pour les parents de Ronan. La crise agricole s’installa, et les déconvenues se succédèrent. Il y eut les caprices de la météo qui causèrent la perte des récoltes, le cours du blé qui s’effondra quand les Russes et les Chinois stoppèrent leurs importations, les nouvelles réglementations interdisant l’utilisation de pesticides pourtant autorisés dans les pays voisins et concurrents, l’importation en France de matières premières produites à bas coût à l’étranger, les investissements de plus en plus lourds pour assurer l’extension indispensable des installations et pour respecter les normes engendrant des prêts bancaires impossibles à rembourser.
Ronan, devenu adolescent, se laissa convaincre par ses parents que son avenir n’était pas certain à la ferme, et qu’il lui fallait apprendre un autre métier. Il était peiné de voir son rêve d’enfant s’envoler, il ne s’était encore jamais imaginé ailleurs qu’à la ferme. Comme son père, il ne connaissait que l’agriculture et rien d’autre. Mais il voyait les difficultés de ses parents qui travaillaient beaucoup sans se verser un salaire décent. Sa mère travaillait désormais comme employée dans un supermarché, ce qui assurait un SMIC à la fin du mois. Mais cela ne suffisait pas à rembourser les prêts et à vivre dignement. Ronan commençait à comprendre tout cela, et se résigna à une autre vie.
Il passa le baccalauréat, puis commença à dix-huit ans une formation à l’université pour devenir comptable. Il s’inscrivit en Gestion des entreprises et des administrations, et s’installa à Lyon dans une petite chambre d’étudiant ; il paya les loyers avec une bourse d’état et avec ses premiers salaires gagnés en travaillant pendant les vacances dans le magasin qui embauchait sa mère.
Le départ de la maison familiale pour la grande ville fut pour lui un choc. Habitué à évoluer dans une grande maison entourée d’hectares de verdure, il vivait maintenant dans une chambre de dix mètres carrés au sixième étage d’un vieil immeuble, avec pour seule vue depuis son unique fenêtre un immeuble jumeau du sien en état de délabrement avancé.
Ce n’était pas la jeunesse dont il avait rêvé. Il n’était pas heureux dans cette petite piaule. Il se sentait seul. Pourtant, sa famille ne manquait pas de lui répéter qu’il avait de la chance de faire des études, et que plus tard il serait heureux, aurait une bonne situation avec un travail intéressant et rémunérateur. Sa grand-mère et ses oncles se plaisaient à lui parler de leurs regrets de ne pas avoir fait d’études, et ses cousines enviaient parfois sa vie en ville à proximité des grands magasins et des salles de concert. Ronan les laissait parler, mais ne comprenait pas ces paroles. Il ne s’imaginait pas chanceux. Bien au contraire, il enviait la vie de ces gens qui prétendaient jalouser sa place. Il aurait volontiers échangé sa position avec la leur. Décidément, personne n’était satisfait.