C’était la première fois qu’il recevait une demande d’une future patiente. Troublé, il avait alors répondu qu’elle serait bientôt guérie et qu’il était très prématuré de parler de cela. Quelques minutes plus tard, regardant sa cousine allongée sur son lit d’hôpital, il se demanda si elle n’avait pas voulu lui faire passer un message. Aurait-elle eu des choses à lui dire en secret ? Continuant à la fixer, il s’imaginait lui faire les premiers soins. Il était anxieux et concentré. Peu à peu, sa vue se troubla, un murmure se fit entendre au loin, et devint graduellement plus intense allant jusqu’à se mélanger avec la voix de sa cousine. Il entendait deux voix dont l’une venait de sa défunte cousine, quoiqu’elle fût pourtant encore bien vivante devant lui ! Y avait-il deux êtres en elle, l’un vivant et l’autre mort ? Eneko se trouva malgré lui dans une position inattendue à dialoguer avec les deux êtres de sa cousine en même temps. L’être vivant lui demandait une faveur avant de disparaître, alors que l’entité morte lui disait de s’approcher pour entendre une révélation. Comment pouvait-il répondre aux deux êtres en même temps en s’adressant à une unique personne ? Si encore ils avaient parlé l’un après l’autre, il aurait pu échanger avec chacun d’eux à tour de rôle, mais ici les deux entités étaient à la fois séparées – elles parlaient indépendamment l’une de l’autre – et confondues puisqu’elle venait de la même personne. Paniqué, il tomba de sa chaise, et sortit de la chambre en prétextant le besoin de boire un café noir pour surmonter une fatigue soudaine.
Le soir même, il repensa à ces voix et se demanda si la deuxième voix pouvait manifester l’arrivée de la mort à l’intérieur de sa cousine ? Était-il sur le point de développer une faculté nouvelle permettant de parler avec une entité cachée, et jusqu’alors inconnue, venant s’installer dans le corps des vivants les jours ou semaines précédant la mort ? Était-ce cette voix qui lui parlait dans la chambre funéraire ?
Un mois plus tard, sa cousine partait. Toujours perturbé, il n’avait pas eu le courage de retourner la voir. Il se demandait encore ce que la voix cachée avait voulu lui dire, mais préféra, sans doute par pudeur, ne pas percer le mystère familial. Il confia le travail de conservation à un collègue de confiance.
Au quotidien, son activité lui apportait de multiples satisfactions. D’abord, il aidait les proches des défunts à surmonter leur deuil. Entendre les filles dire de leur mère décédée « Qu’est-ce qu’elle est belle ! Elle semble bien, sereine. », était une marque de réussite. Aussi, il pouvait voyager tous les jours au-delà du monde des vivants. Les défunts lui faisaient vivre des instants de vie des années consommées. Il se sentait voyageur dans le temps passé. Lui, qui avait naguère voyagé aux quatre coins du monde spatial, expérimentait dorénavant une manière unique de vivre dans un monde à quatre dimensions, voyageant à la fois dans l’espace et dans le temps.
Il savait malgré tout, dans ses moments de lucidité primaire, que c’était sa propre parole qu’il entendait, et non celle des défunts. En quelque sorte, il ne faisait que parler à ses propres oreilles. Mais il était aussi convaincu, que si ses oreilles entendaient bien sa voix, les mots étaient dictés par le mort. Quand il massait le défunt pour décontracter son corps avant de pratiquer les soins de conservation, il voyait les mots venir à lui, il n’inventait rien. Le défunt se délestait de ses poids, à travers lui, en avouant quelques secrets. Son travail permettait au défunt, s’exprimant du fond de longues années de rumination et d’attente, de laisser un dernier témoignage sur une pensée longuement préparée, à travers un dernier dialogue, un dernier échange, avant le départ pour ailleurs.
À la fin de chaque séance, Eneko entendait les remerciements du défunt. Il les mettait dans un coin de sa tête, juste à côté du coin contenant sa folle envie.