Les vieux
Vivre au côté des siens si on est vieux, c’est vivre à côté des autres, être seul, parfois les yeux brillants et amoureux, toujours avec une larme au fond de l’œil.
Le vieil homme et la vieille femme contemplent la vie de ceux qui passent devant eux tout près ou au loin.
Ils leur parlent d’une voix tremblante, pour en vain tenter de les retenir encore une seconde. Ils voudraient que les autres s’arrêtent, adoptent la lenteur de leurs gestes, ralentissent le rythme de la vie pour se mettre à celui de l’ennui.
Mais les jeunes sont actifs et pressés, ils ne peuvent arrêter le temps, ils ne peuvent consacrer à leurs aïeuls que des instants de vie en mouvement.
Les vieux se réjouissent à l’idée de parler aux enfants chéris, de donner des sourires pour retrouver un peu de bonheur. Ils veulent plaire aux petits eux aussi ! Laisser un souvenir éternel pour que dans les têtes des enfants les quelques instants partagés survivent après leur mort déjà programmée.
Mais sous les caresses des vieux et des vieilles, l’enfant trop souvent est effrayé, car avec ses rides, ses cheveux passés, sa voix ancienne, ses gestes tremblants, la vieille ou le vieux décrépit fait peur aux enfants.
Alors, l’ancien s’éloigne, se retranche dans sa solitude, rejeté et effrayant qu’il est, voyant ses derniers rêves s’envoler.
Faire horreur aux petits enfants innocents alors qu’on voudrait d’eux être aimé ! Que la vie est cruelle ! Une dernière fois. À quoi bon continuer quand on touche la désespérance.
Les pleurs n’effaceront jamais le malheur dans les yeux.
Au crépuscule
Quand tu seras au crépuscule, tu verras peut-être une lumière éphémère
Qui imprégnera le fond de tes yeux avec une beauté toute singulière,
Ils se fermeront une dernière fois et tu sauras que pour toi c’est la fin,
Le soleil, pourtant si chaud et vibrant au matin, à tout jamais sera éteint.
Tu n’entendras pas les pleurs, tu ne verras pas les larmes, tu seras apaisé
Ils essuieront les peines, tomberont sous le deuil et sous le regret du passé,
Ils seront seuls, noyés dans leurs profondes mémoires, et tu seras libéré
Ton voyage, au fond si court et si long, s’en ira dans le déjà lointain passé.
Peut-être verras-tu ce passage comme l’apogée concluant à merveille
Un parcours d’Homme parsemé d’innombrables épreuves et d’infinies merveilles,
Et tu t’y seras préparé comme on soigne son entrée sur le plateau hurlant
D’un spectacle qui jamais plus ne sera joué avec son héros triomphant.
Peut-être seras-tu pris de court par un départ précipité à l’orée
Sans partager un tout dernier regard complice avec tes amours adorés,
Sans le savoir ton horloge t’aura rattrapé et ton corps aura trépassé
Avant que tu n’es eu le temps d’achever le chemin que seul tu avais pensé.
Peut-être sera-ce la maladie qui t’emportera en arrêtant ton cœur
En étouffant tes poumons ou en altérant tes pensées pour les dernières heures,
La traitresse t’aura injustement déposé sur un triste lit d’hôpital
Pour que tu ressentes encore et encore la tristesse, l’abandon et le mal.
Tu le sauras, mais peut-être feindras-tu de l’ignorer comme pour mieux combattre
L’effroyable fatalité que tu repoussais face à l’horizon grisâtre,
Le point d’arrivée était connu dès le premier jour mais tu pensais néanmoins
T’en éloigner à chaque instant comme si l’avancée te déportait au loin.
Il y a mille morts et assurément la tienne vaudra celle des autres âges
Elle sera intense et brève, ou diffuse et lointaine, amère ou bien sage
Elle sera triste et belle, dans un unique instant de solitude et de partage
Elle unira les tiens autour de la grande table à l’heure de ce dernier voyage.
Rencontre avec l’absurde
Avant la rencontre, tu étais celui-là
Qui quotidiennement poursuivait un but,
Qui agissait en prévoyant demain matin,
Qui se levait pour viser une vie meilleure,
Qui, en bon soldat, se souciait de l’avenir,
Qui croyait user de la pleine liberté,
Multipliant les expériences tel l’aventurier,
Faisant le choix d’une vie plutôt qu’une autre,
Se construisant sa propre morale, son chemin.
Quand, soudain, tes yeux ont rencontré ce mur sombre
Que ta pensée s’est éveillée à la flagrance
Tes vérités, belles et idiotes, n’ont pas franchi
L’indomptable filtre de l’absurdité.
De l’autre côté, la lumière éblouissante
A submergé tes croyances et ta raison,
Te condamnant à la fatalité absurde.
La liberté d’être n’est que le choix imposé
De mourir. Il n’y a pas de lendemain.