Lorsque Ronan se réveilla, sa mère l’attendait au commissariat. Les policiers étaient remontés jusqu’à elle à partir de ses papiers d’identité. Il fut inculpé pour troubles à l’ordre public, attaque avec violence et vol. Il était honteux devant sa mère. Honteux de son état, honteux de ses actes, et de se montrer ainsi devant elle, de lui infliger une situation aussi gênante. Mais il fut encore plus confus en voyant que sa mère se sentait coupable de l’abandon de son fils. En réalité, s’ils ne s’étaient pas revus depuis six mois, c’était uniquement de la volonté de Ronan.
Il était convenu que Ronan habiterait dorénavant chez sa mère. Elle avait quitté son père depuis quelques mois car elle ne supportait plus la vie à la ferme. Ronan l’ignorait, mais son père était devenu violent lui aussi. Il se renfermait de plus en plus, et n’acceptait plus la présence d’autrui. Alors qu’il croulait sous les dettes, il refusait de vendre l’exploitation. Sa mère dit simplement à Ronan qu’ils étaient séparés et qu’elle avait pris un appartement en métropole.
Ronan raconta sa descente aux enfers. Il avoua, la tête basse, qu’il avait arrêté ses études et avait perdu son logement. Il admit aussi quelques mauvais coups pour survivre. Sa mère était malheureuse d’entendre l’errance de son fils. Elle était aussi très déçue de constater que son fils, qu’elle pensait si fort, n’avait pas la maturité pour vivre seul. Elle s’était trompée sur lui, comme sur son père. La famille, autrefois si soudée, était sur le point de rupture. Mais elle ne voulait pas d’un nouvel échec. Elle décida de prendre en main la vie de Ronan. Il avait vingt-trois ans mais elle allait s’occuper de lui comme d’un enfant immature. Dans sa vie de femme, elle avait besoin d’un homme à ses côtés. Son fils assurerait cette présence masculine qui lui manquait.
Il ne fallut que quelques jours à Ronan pour s’habituer à sa nouvelle vie. L’appartement de sa mère était petit, il n’y avait qu’une seule chambre. Ronan dormait sur le canapé-lit dans le salon. Mais c’était peu dire que le matelas et la couette apportaient un tout autre confort que les cartons posés sur un trottoir lyonnais. Ronan se sentait dans la vie de Baudelaire qui, lui aussi, en son temps, avait connu une vie dissolue et avait bénéficié d’assistances pour quitter le monde de la rue. Mais il n’était pas prêt pour travailler et gagner sa vie. Il ne faisait rien de ses journées. Ses échecs successifs l’avaient rendu inapte à la société, il n’avait plus le goût pour la vie. Il éprouvait une rancœur envers tout et tout le monde. Il en voulait à sa famille, à ses professeurs, aux dirigeants du pays, aux riches, aux passants dans la rue, à tous ceux qui avaient, selon lui, la vie facile et qui ne le comprenaient pas. Il les détestait tous, autant qu’il se détestait lui-même. Pris dans une spirale de l’échec dont il ne voyait pas d’issue positive, il n’avait plus la motivation pour l’envie et l’effort.
Sa mère le cajolait et le protégeait. Elle voulait se faire pardonner de ne pas avoir eu les moyens d’offrir une enfance plus facile à son fils, de l’avoir confronté très tôt aux problèmes financiers, de ne pas avoir été capable d’assurer son avenir à la ferme. Elle voulait aussi, secrètement, le garder avec elle, pour leur bonheur à tous les deux.
Un dimanche brumeux, où les gouttes d’humidité se confondaient aux larmes, Ronan reprit l’écriture et écrivit un poème de vingt-quatre vers qui présentaient les relations mère-enfant comme le dernier lien à la vie quand tout avait disparu et que la solitude vous tuait à petit feu. Pudique, il ne le fit pas lire à sa mère. Dans les semaines qui suivirent, il écrivit quarante poèmes. Il les regroupa en chapitres pour en faire un ouvrage. Il trouva un éditeur qui ne lui demanda pas trop d’argent pour l’édition. Quatre mois plus tard, Ronan publia son premier ouvrage. Il était fier. Sa mère encore plus que lui. Cependant, il comprit vite qu’il était impossible de gagner de l’argent en écrivant des poèmes. Encore une fois, la réussite le fuyait.
Trois mois plus tard, l’hiver s’installa dans le pays. Ronan profitait de la chaleur de l’appartement de sa mère avec une culpabilité grandissante. Un dimanche soir, il demanda à sa mère si elle pouvait lui trouver un emploi dans son supermarché. Il était prêt à travailler dans n’importe quel rayon, y compris les moins attrayants comme le rayon boisson où il fallait porter de lourds packs de bouteilles toute la journée, ou le rayon surgelé avec les multiples allers-retours dans les entrepôts frigorifiques au risque de la santé. Sa mère, surprise et enchantée de cette soudaine envie de son fils, lui dit qu’elle allait se renseigner.
Le lundi matin, elle se leva à cinq heures trente, prit un café. Puis elle sortit sans passer au salon pour ne pas réveiller son fils. Elle avait l’habitude de rouler en voiture avant le lever du jour. En hiver, il fallait faire attention au brouillard, au givre et aux plaques de verglas qui rendaient les routes glissantes. Parfois mortelles. Mais ce matin, elle était sûre d’elle au volant. Elle était même un peu excitée à l’idée que son fils veuille enfin travailler. Car, même si elle n’en parlait jamais, son fils lui coûtait cher et elle devait se priver pour nourrir ce grand garçon. La perspective d’un second salaire la soulageait déjà.
Dans le brouillard, elle ne vit pas arriver à toute allure une voiture qui la percuta sur le côté gauche, à hauteur de la portière. Elle mourut sur le coup d’après les conclusions des secours arrivées sur place une heure plus tard. Le chauffard de la voiture tueuse ne prit pas le temps d’appeler les secours, il préféra fuir. Peut-être était-il sous l’emprise de l’alcool ou de la drogue, ou d’un improbable mélange des deux ? Peut-être n’avait-il pas fini – ou commencé – sa nuit ? On ne le sut jamais. L’enquête de police révéla que la voiture avait été volée à un footballeur de l’Olympique Lyonnais. Mais on ne trouva pas le coupable.