Ronan était désespéré. Sa mère ne méritait pas cela. Elle lui avait tout donné. Elle l’avait sauvé de la prison et de la déchéance. Il se souvint de quelques moments heureux avec elle du temps où ils vivaient à la campagne. Comme ces jours de moisson en juillet, et ces étés où la famille se rassemblait pour des repas copieux et arrosés, enivrés par l’odeur du blé et de la paille. Le parfum lui revint subitement aux narines. Il ne l’avait pas senti depuis si longtemps.
Sa mère n’avait pas eu une vie facile. Elle avait travaillé sans faire fortune, elle avait divorcé d’un mari qui avait préféré perdre sa femme plutôt que sa ferme. Elle avait eu un fils qui, une fois adulte, lui avait causé du malheur au lieu de l’aider. Dotée d’une santé de fer et d’une grande force de caractère, elle n’avait jamais connu la maladie. Mais elle était morte beaucoup trop jeune.
Sans argent, Ronan fut incapable d’organiser les funérailles. Ses oncles et ses tantes s’en chargèrent. Dans l’église, Ronan fut submergé par la tristesse et la colère. Sa mère était devant lui dans une boîte. Il était impuissant à la faire revivre. On lui disait d’accepter la fatalité. Mais il ressentait un acharnement de la vie contre lui. Il sortit de l’église en pestant « La vie est un enfer, à quoi bon prier Dieu ».
Il n’avait pas les moyens de payer le loyer de l’appartement de sa mère. Une nouvelle fois, il se retrouva sans domicile. Il alla chez son père, avec qui il avait renoué lors de l’enterrement, et s’installa chez lui. Il l’aidait à la ferme. Il ne gagnait rien mais il faisait une activité qui lui plaisait. Les mois passaient lentement.
Ce n’était pas le bonheur, mais Ronan eut quelques moments de paix au cœur de sa campagne de jeunesse. Parfois, il entendait les moineaux chanter un air délicieux et il respirait à grand poumon comme pour avaler le bonheur des petits oiseaux. Il était bien dans cette nature où les parfums, les couleurs et les sons se répondent, comme disait Baudelaire. Parfois, quand le vent soufflait fort, il montait au sommet du village pour lui faire face et sentir l’air frais qui donne la chair de poule et la sensation de vivre intensément. Ces instants privilégiés ne duraient jamais longtemps, mais ils revigoraient l’homme blessé, mieux que ne l’aurait fait une bouteille de vin. Ronan ne buvait plus la moindre goutte d’alcool. Son père, en revanche, buvait pour deux. Il buvait tellement que l’alcool semblait ne plus avoir d’effets sur lui. Il était ivre du matin au soir, et les nuits étaient toujours trop courtes pour le faire dessoûler.
Ronan voyait que son père souffrait. Il était fatigué, usé par la vie. Il avait lâché le cours du temps, et errait dans un air transparent et brumeux à la fois. Il avait perdu le goût à la vie. Il avait pourtant été heureux, trente-cinq ans plutôt, lorsque son exploitation marchait bien. Puis, les difficultés s’étaient accumulées, et il fut incapable de se remettre en cause. Sa fierté lui avait interdit l’échec, le poids de l’héritage familial l’avait empêché de vendre sa ferme. Il perdit son fils, puis sa femme. Il avait le sentiment d’avoir tout raté. Une vie pour finir seul et surendetté. À quoi bon ? Le premier dimanche de juillet qui suivait les moissons, Ronan fut réveillé par les gendarmes. Son père venait d’être retrouvé dans un étang du village. Il fut à peine surpris.
Une nouvelle fois, Ronan était seul. Il prit la succession de son père à la ferme avec l’accord de la banque qui avait accepté de revoir les dettes de l’exploitation, et avec le soutien financier de quelques cousins qui voulaient lui offrir une nouvelle chance. Mais Ronan ne gagnait pas sa vie. Il travaillait beaucoup et par tous les temps, et s’endettait plus que raisonnablement. Il s’enfermait dans la solitude, ne parlant qu’avec son fournisseur de grains et avec ses clients à la coopérative agricole. Il était conscient de reproduire le chemin perdu d’avance emprunté plus tôt par son père, mais une foutue impuissance qui paralysait toute tentative d’effort l’empêchait de changer de parcours. La seule émancipation qu’il réussit à s’imposer était de boire du whisky alors que son père ne buvait que du vin. Dorénavant, il travaillait en semaine et buvait le dimanche.
Cette vie d’échecs et de désespérance dura quinze ans. Sa délivrance arriva grâce à l’urbanisation de la campagne. Un prometteur immobilier lui racheta ses terres agricoles pour y construire des logements. Il gagna en une seule année bien plus d’argent que lui et ses parents n’en gagnèrent durant des décennies de labeur. Il n’avait plus de terre, plus de tracteur, plus de charrue. Il n’avait plus de ferme, plus de travail. Mais il était riche. Au point de rendre jaloux les voisins et les cousins. Lui, le malheureux que tout le village avait longtemps pris en pitié, avait touché le pactole et était devenu un arriviste gâté par la vie.
Il avait tout raté dans son parcours, avait longtemps vécu dans la misère ou à la charge des autres, avant de faire fortune en dilapidant l’héritage familial offert par un père qui s’était tué pour que sa ferme perdure et par une mère brisée par la vie. Eux, qui n’avaient connu que la douleur dans leur dévouement, qu’auraient-ils pensé en voyant leur fils cueillir les fruits de leur sacrifice tout en tuant les racines ? Ronan ne s’en souciait guère. Il pensait à la nouvelle vie que le sort lui avait offert, et il comptait bien en profiter. Sans penser au passé. Sans penser au futur.
Il avait connu deux passions dans sa vie : la terre et l’écriture. Il les avait abandonnées toutes les deux. Mais il ne le regrettait pas. Peu à peu, il oublia ses échecs et se persuada qu’il avait finalement réussi sa vie, puisqu’il était devenu riche. Il n’était plus le paysan raté, ni le poète raté. Il avait fait mieux que ses parents et mieux que Baudelaire, tous incapables de faire fortune. Lui seul avait réussi. Il récoltait les fruits de son parcours laborieux. Il se convint que sa fortune était le juste retour de son mérite, et ne dit merci à personne.