Le mouvement une fois devenu délétère et menaçant perdit le soutien d’une grande part de la population, malgré des efforts intenses pour mener une campagne de propagande et de désinformation sur les réseaux sociaux et sur internet. Seule une frange de la population, composée principalement de populistes, de racistes, de communistes, d’anarchistes, et d’antisystème, continuait à suivre le mouvement qui se radicalisait de plus en plus. De manière incompréhensible, ces enragés haineux étaient malgré tout relativement nombreux, et continuaient à répandre leur venin sur les réseaux.
Les mensonges et les propos haineux diffusés sur la toile par les rebelles étaient relayés le plus souvent par des personnes crédules, vulnérables et avec peu d’esprit critique, des gens faciles à compromettre et à soumettre. Il y avait aussi des personnes qui croyaient aux théories folles du complot, et qui se répétaient comme pour mieux y croire les prières éternelles « On nous ment, on nous cache des choses, on profite de nous ». Il y avait là un fourre-tout d’idées les plus délirantes recouvrant tous les pans de la société, avec ceux qui croyaient aux conspirations secrètes entourant les évènements du 11 septembre 2001, ceux qui voyaient des lobbies partout – du pétrole, de la voiture, du nucléaire, des médicaments, du bâtiment, etc. –, ceux qui pensaient que les pouvoirs publics étaient gangrenés par des puissances occultes, ceux qui croyaient aux extraterrestres, ceux qui croyaient que la Terre est plate, etc. Le seul point commun de tous ces gens était leur incapacité à voir la duperie.
Les intellectuels s’empoignaient pour comprendre les raisons de telles haines dans le pays des droits de l’Homme, de la liberté et de l’égalité, certains y voyaient l’échec de l’enseignement scolaire et des parents incapables d’éduquer les enfants, d’autres invoquaient un racisme décomplexé et à nouveau exacerbé. Il y avait aussi un courant qui pensait qu’à force de vivre dans le confort, la facilité, la recherche des droits sans les devoirs, la société avaient fini par se détruire. Tous s’accordaient au moins sur le fait que le populisme, le mensonge, et la haine des élites étaient à nouveau populaires, et que les peurs de vivre dans un monde globalisé avec le risque de perdre son emploi à cause de la mondialisation étaient désormais dominantes dans la population.
Jacques ne pouvait comprendre ce déferlement de haine. Bien sûr que la vie était difficile, mais elle était tout de même plus agréable en France que dans n’importe quel autre pays, et infiniment plus favorable aujourd’hui qu’hier. Pour Jacques, qui se remémorait souvent les phases sombres de l’Histoire, ces concitoyens semblaient ne pas connaître leur propre pays. Avaient-ils oublié les horreurs du passé ? Jacques avait été marqué par toute la puissance du film « Nuit et brouillard » visionné au collège puis au lycée, et savait toute l’horreur dont l’espèce humaine était capable. Mais il avait toujours pensé que l’éducation et l’école étaient un antidote efficace et suffisant pour stopper à tout jamais le mal du passé. Il n’imaginait pas que le venin allait ressurgir devant lui et qu’il en serait témoin et victime. Il commençait à comprendre que finalement l’éducation n’est pas un bien universel même dans un pays riche comme la France. Beaucoup de gens n’en bénéficient pas suffisant et passent au travers, ou ne sont tout simplement pas réceptifs.
Les menaces verbales et physiques envers les élus républicains, les représentants de l’état, et même les fonctionnaires, atteignirent un niveau qui faisait craindre le pire. Des puissances étrangères, en froid avec la démocratie occidentale, appuyaient les insurgés en envoyant sur place des meneurs d’hommes, des avocats et de l’argent. Les cyberattaques se multipliaient. Appelant le peuple aux urnes, le gouvernement gagna les élections. Mais cela ne fit qu’amplifier le mouvement des rebelles qui comprirent qu’ils n’auraient jamais le pouvoir dans un régime démocratique. La violence s’intensifia encore. Les blessés et les morts se multiplièrent.
Et arriva ce mardi 2 septembre où le Président de la République devait se déplacer en province pour la rentrée des classes. Il devait parler à de jeunes enfants de l’importance des apprentissages scolaires ; il allait présenter la République qui donnait à chacun la chance d’apprendre à lire, écrire, compter, réfléchir. Le Président allait dire aux enfants à quel point la lecture et l’écriture leur permettraient de s’épanouir, de se réaliser, de vivre librement dans la société. Il allait leur dire qu’ils étaient l’avenir du pays, qu’il croyait en eux, que les adultes d’aujourd’hui vivaient et travaillaient pour leur préparer un futur meilleur, et qu’à leur tour, à l’âge adulte, ils auraient la responsabilité de faire vivre le pays. Il allait leur dire que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais qu’elle peut être merveilleuse quand on le veut bien, quand on vit en paix, quand on aime l’autre, et quand on refuse la haine. Il allait leur dire que le monde est tel qu’on le construit et que chacun a sa pierre à poser, que nos ancêtres se sont battus pour qu’aujourd’hui leur descendance puisse vivre dans un monde plus juste, que dans ce beau pays chaque génération est solidaire des autres. Il allait leur dire que tout équilibre est fragile, que la société républicaine et démocratique n’a que deux siècles d’existence, que la paix ne perdure que depuis quelques décennies, et que tout peut s’effondrer très vite. Un message qui aurait plu à Jacques et Ana.
Mais ce jour-là, les enfants n’ont pas vu le Président. Il fut assassiné en plein Paris. D’abord une bombe explosa au passage du convoi détruisant plusieurs voitures, puis les enragés finir l’exécution à la kalachnikov. Un carnage. Dans la foulée, le Premier ministre fut arrêté par les assaillants. Les jours suivants, dans tout l’Hexagone, eurent lieu des arrestations massives des élites. Des ministres et de nombreux hauts fonctionnaires, des journalistes, des intellectuelles, des écrivains, des chefs de grandes entreprises, furent arrêtés. L’armée, prise au dépourvu, fut incapable de déployer des opérations sur le terrain pour assurer la sécurité. Le manque d’hommes et de moyens matériels la condamna à l’inaction. Les généraux opposés aux rebelles furent eux aussi arrêtés.