Au loin, on devine à peine ce qui pourrait être une petite embarcation. Notre navire s’approche, on distingue maintenant un bateau gonflable de trois mètres environ, un de ces petits bateaux pneumatiques prévus pour accueillir trois ou quatre personnes, et que l’on rencontre plus fréquemment sur un étang au calme ou dans une piscine. Mais ici, le pneumatique n’emmène pas moins de dix passagers : huit hommes et deux femmes qui ont entre vingt et trente ans. Ils sont en pleine mer, avec trois cents mètres de profondeur, et à des kilomètres de la côte. Sur trois cent soixante degrés, l’horizon n’offre que de l’eau à perte de vue. Se rendent-ils compte du danger ? Ce sont des migrants, provenant d’Afrique noire, qui voudraient rejoindre l’Europe. Peut-être espéraient-ils atteindre Tarifa, ou Barbate un peu plus loin. Mais vont-ils seulement dans la bonne direction pour rejoindre l’Espagne ? Je n’en suis pas sûr. Et je pense qu’eux-mêmes ne le savent pas vraiment. Perdus au milieu de l’océan.
Chacun d’eux a une petite rame à la main qui ressemble à une pelle d’enfant pour jouer au sable sur la plage ; ils rament à tour de rôle mais sont bien incapables de sortir du sillage de notre bateau. Leur embarcation prend l’eau. Elle plie sous les vagues, et l’eau rentre successivement par le milieu du bateau et par l’arrière et l’avant. En cas de naufrage, la présence d'une bouée placée à l’avant, et une autre autour de la taille d’un passager à l’arrière, semble bien dérisoire pour affronter l’infinité de la mer.
Notre bateau siffle à de multiples reprises pour signaler les migrants et donner l'alerte. Il stationne à proximité d’eux en attendant l'arrivée des secours, ni trop loin pour ne pas les perdre de vue, ni trop près pour ne pas les couler. Dans notre bateau, chacun a pris son appareil pour photographier ou filmer les migrants comme on photographierait des baleines ou des dauphins, ou n’importe quel animal dans un lieu insolite. La hauteur de notre catamaran permet de jolis clichés. Mais le réflexe de l’appareil photo est aussi une manière de vaincre la peur de chacun de nous, car tous les passagers sont tétanisés devant la scène. Aux yeux de tous, il est clair que ces jeunes gens n’ont aucune chance de survie.
Leur équipement est tellement ridicule qu’il donne un caractère burlesque à la situation, ils sont comme des enfants que l’on surprendrait à faire un jeu dont ils ignorent la réalité. On se pose immanquablement beaucoup de questions en les observant. Connaissent-ils la mer ? Sont-ils déjà montés sur un bateau ? Ont-ils seulement assez de force pour ramer ? Ils n’ont pas de vivres sur eux, à quand remontent leur dernier repas et leur dernière boisson ? Ils se jettent dans la grande gueule de la mort, comme un agneau sauterait de la falaise pour suivre sa mère. Quelle misère fuient-ils pour partir en mer et finir au milieu des eaux ? La folie est la sœur jumelle de l’inconscience. Fuient-ils la guerre ? Pas forcément si l’on en croit les statistiques officielles… Mais, dans l’urgence de l’instant, nous ne sommes pas dans une statistique. Pensaient-ils vraiment qu’ils pourraient traverser ou espéraient-ils qu’un bateau européen vienne les repêcher et les emmener en Andalousie ? Impossible à dire. Mais j’ai malgré tout le sentiment que notre présence est pour eux un soulagement.
Ils sont désormais à côté de nous depuis plus d’une heure, il me semble qu'ils n'ont avancé que de quelques mètres. Le brouillard matinal s’est levé, le soleil frappe désormais sur eux. J’ignore s’ils ont chaud ou froid, ils sont habillés avec des pull-overs, mais sans vêtements étanches, ils sont trempés. Assis dans mon fauteuil, je contemple la scène depuis la hauteur de notre bateau. J’ai presque le mal de mer… Et eux ?
Les passagers de notre bateau sont stupéfaits, subjugués, et effrayés devant ce qui est désormais un spectacle. Si tout le monde a déjà vu de telles scènes dans les journaux télévisés, chacun a bien conscience ici de ne pas être devant la télévision, mais bien dans le réel où l’urgence efface toute mise en perspective. Et on a peur pour eux.
Ana, qui s’était assoupie sur son siège, n’a pas compris tout de suite ce qui se passait. Depuis sa place, elle ne voit pas le bateau gonflable. Mais, une fois réveillée, elle se lève subitement et se trouve tétanisée en voyant les jeunes gens au milieu de l’eau. Je la prends dans mes bras pour la calmer, et je lui explique que les secours vont arriver pour repêcher ces jeunes gens. L’équipage espagnol de notre bateau n’a sans doute pas l’autorisation de les faire monter à bord. Ces dernières semaines, des milliers de pauvres gens ont été retrouvés en mer en tentant d’atteindre l’Europe. Les autorités locales sont dépassées, et disent que recueillir des migrants ne sert qu’à encourager d’autres candidats au voyage. Les hommes ne sont plus tout à fait des hommes quand ils migrent, ils deviennent des numéros, des dossiers administratifs, ou juste des numéros de dossier. Pour les faire monter sur notre bateau, il faudrait préalablement avoir l’accord des autorités locales, qui elles-mêmes devraient avoir le feu vert de Madrid – ou de Rabat –, qui devrait en référer à Bruxelles…
Les enfants, eux aussi pétrifiés, assistent à cette rencontre effrayante. Comment leur expliquer ce que font ces jeunes gens dans l’eau ? Je ne trouve pas les mots. Je les rassure en leur disant que les jeunes vont être secourus. Mais je ne peux leur dire pourquoi nous ne les secourons pas alors que nous sommes confortablement assis à côté d’eux depuis plus d’une heure. Surtout, je suis incapable de leur dire pourquoi ils sont dans l’eau ? Je ne vais quand même pas dire à mes enfants que des pauvres Africains fuient leur pays pour venir en Europe au péril de leur vie, quitte à se noyer dans la mer ! Cela n’a aucun sens. Comment le comprendraient-ils ? Quelle représentation du monde vont-ils se construire à partir d’une scène aussi saisissante ? Comment leur expliquer la misère du monde, quand nous-même adultes, qui parfois croyions avoir tout connu y compris les moments les plus difficiles et qui pensions avoir fait face aux pires obstacles, découvrons sous nos yeux horrifiés la violence infinie du monde, alors que de jeunes téméraires font face à la mort en donnant leur salut à un coup du destin – comme s’ils jouaient aux dés –, en remettant le choix de leur vie au bon vouloir des caprices de la mer et de la pitié des marins ?
Nous sommes proches des côtes marocaines mais les secours tardent à arriver. Deux bateaux viennent finalement à la rescousse de ces jeunes gens, je ne peux voir s’il s’agit de bateaux espagnols ou marocains. Nous débarquons enfin à Tanger avec près de deux heures de retard, mais je n’ai entendu aucun passager se plaindre de ce contretemps. Tous sont encore sous le choc du moment vécu. Chacun essaie d’oublier et se prépare à une belle journée touristique à Tanger. Dans ce monde plein de paradoxe, il est bien plus facile d’accoster dans un pays étranger pour faire du tourisme que pour y vivre.
Les dix jeunes gens téméraires sont en vie. Il nous est impossible de connaître les raisons de leur aventure. Chacune de ces dix personnes a son vécu et ses drames, un jugement de notre part serait idiot et inutile. J’espère simplement qu’ils auront pris conscience de la folie de leur voyage et qu’ils ne tenteront pas une autre traversée.