Sa première défunte avait été une dame de quatre-vingt-quinze ans, ancienne résistance pendant la guerre mondiale, puis dirigeante d’entreprises avec son mari. Elle avait parlé de ses quatre enfants, dix petits-enfants, et six arrière-petits-enfants. Elle avait connu la vie sans l’informatique, sans les smartphones, et même sans la télévision. La médecine de sa jeunesse n’utilisait pas encore la technologie et les milliers de médicaments et autres calmants du monde moderne. Elle avait fait ses quatre accouchements sans anesthésie péridurale, et n’avait pas connu la moindre douleur. À vingt ans, deux jours seulement après la naissance de son aîné, elle était descendue dans la rue pour accueillir les soldats alliés victorieux de l’envahisseur. Elle était forte et fière. Eneko découvrit un siècle d’histoire française avec son témoignage.
Côtoyer les morts au quotidien ne minait pas le moral du thanatopracteur. Au contraire, il apprenait beaucoup à leur côté. Les défunts lui racontaient des choses enfouies de longue date et qui refaisaient surface au moment d’être enterrés. Eneko pensait que les morts voulaient se libérer d’un fardeau porté toute leur vie, et l’abandonner dans la chambre funéraire pour ne pas le traîner dans leur nouveau monde. Un jour, un défunt lui expliqua – Eneko le comprit ainsi – que trente ans plus tôt, il avait tué sa première femme en percutant volontairement un arbre avec sa voiture ; elle mourut sur le coup alors que lui ne fut que légèrement blessé. Un joli coup bien réussi que personne n’avait découvert. Il avait ainsi récupéré la fortune de son épouse. Elle était de toute manière bien incapable de gérer elle-même tout cet argent, alors que lui réussit à en faire un empire fructueux dont il sut profiter avec sa nouvelle compagne et leurs enfants. C’était sans doute un mal pour un bien, mais il gardait en lui, quelque part dans un coin de sa tête, sinon une repentance au moins un souvenir amer qui lui donnait un peu mauvaise conscience.
Eneko fut très perturbé de ce témoignage. À mesure qu’il parlait, il devint furieux et voulut, à sa manière, condamner le criminel. Il le maquilla d’un teint froid, et lui fit un regard d’assassin. Avant de quitter la salle funéraire, il commit ce qu’il avoua plus tard être sa seule faute professionnelle : dans la poche intérieure de la veste du défunt, il glissa un mot dactylographié :
« J’avoue avoir tué ma femme. »
Eneko se souvenait de tous ses échanges avec les morts, mais généralement il oubliait les défunts eux-mêmes ; leur corps, leur physique, leur regard, ou la cause de leur décès ne l’intéressaient guère. À vrai dire, il était peu touché par la mort elle-même. Toutefois, il garda en mémoire les corps déchiquetés de cinq soldats revenus de Libye, « des gamins méconnaissables ». Et aussi le visage de cette petite fille de quatre ans dont les parents avaient donné une peluche pour mettre sur le petit corps. Pour cette petite, il avait préparé en amont un texte à lui lire de peur de ne trouver les mots devant elle.
Chaque jour apportait trois à huit nouvelles rencontres. Il voyait toutes les franges de la société défilées sur sa table, bien que les personnes âgées fussent surreprésentées. Habituellement, il ne refusait aucun défunt, quels que soient son âge et son état, mais il n’eut pas le courage de s’occuper de sa cousine disparue trop tôt d’une foutue maladie. Il aimait parler avec les morts inconnus, mais sa cousine n’aurait pu lui apprendre des choses qu’il ne sache pas déjà, si ce n’était, peut-être, des choses qu’il eut préféré ne jamais connaître. Elle lui avait pourtant confié, quelques semaines avant son décès :
« Quand je partirai, je veux être belle, et j’aimerais que ce soit toi qui t’occupes de moi ».