L'illusion
1e Partie
Le dimanche, Jacques se lève de bonne heure. Pas question de dormir toute la matinée, car dans la famille on se lève tôt, surtout le dimanche. Enfin, un dimanche sur deux depuis que la messe dominicale est devenue quinzomadaire, faute de personnels et de fidèles en nombre suffisant pour célébrer l’office chaque semaine. Ces dernières années, le clergé doit faire face à la fois à une crise des vocations chez les jeunes hommes qui sont de moins en moins enclins à servir dans les ordres, et à une certaine évaporation des fidèles qui semblent être peu intéressés par la grande messe du dimanche matin. Par conséquent, le curé a une affectation multiple et doit désormais faire des célébrations par roulement dans plusieurs communes, c’est ainsi que la messe du village n’a lieu dorénavant que les semaines paires. L’alternance permet, au moins temporairement, d’éviter la fermeture de l’église tant redoutée par les paroissiens.
Du haut de ses dix ans, Jacques est enfant de chœur et assiste le prêtre pendant la liturgie un dimanche sur deux, il rend ainsi service au Seigneur. Il ne met pas l’aube, la paroisse n’a pas les moyens d’en fournir, mais il s’habille de ses plus beaux vêtements. Il arrive à la messe un peu avant l’heure pour préparer la cérémonie et allumer les cierges. Pendant la célébration, il se tient droit, écoute attentivement la parole du curé. Il sait qu’on le regarde, les gens parleront de lui à la sortie de l’église avec des compliments ou des reproches selon sa performance, et probablement que Jésus l’observe également.
Il se sent responsable et actif dans un monde où les enfants sont trop souvent cantonnés à des tâches secondaires d’observation, il a un rôle et doit montrer l’exemple. Mais en définitive, son principal travail est de faire la quête avec une petite corbeille afin de récolter les pièces de monnaie données par les fidèles, puis de remettre l’offrande au prêtre à la fin du service.
Ce rôle d’enfant de chœur ne lui déplaît pas, il donne un sens à une cérémonie protocolaire où il s’ennuie à mourir en écoutant la liturgie de la parole avec le chant de louange de Gloire à Dieu, la prière, la lecture d’un passage de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’Alléluia, et la bonne nouvelle des évangiles selon Matthieu, Marc, Luc, ou Jean. Pour lui, ce sont encore des prénoms de personnages importants qui ont eu la chance de côtoyer Jésus, et qui transmettent leur érudition aux nouvelles générations ; il apprendra plus tard qu’il n’en est rien.
Pendant les sérénades et les louanges, le chant est assuré par le prêtre lui-même et quelques femmes âgées dont la messe est la principale occupation de la semaine ; Jacques préfère quant à lui faire semblant de chanter en bougeant les lèvres en mode play-back, comme bon nombre de fidèles qui ne veulent ou n’osent pas chanter en public.
La liturgie de l’eucharistie est un peu plus animée, les fidèles se lèvent pour prendre l’hostie, puis sortent une pièce et la déposent dans la corbeille de Jacques avec une grande malice afin de cacher aux yeux trop curieux la somme qu’ils ont donnée. Le jeu consiste à faire croire à ses voisins qu’on donne plus qu’eux, que ce soit le cas ou non. Et chacun a sa ruse pour tromper l’autre. Il y a ceux qui tiennent la pièce dans leur poing bien fermé et qui l’ouvre brusquement en raclant volontairement leurs doigts au fond de la corbeille de manière à toucher les pièces déjà déposées et faire un grand bruit comme s’ils avaient déposé une grosse somme, il y a ceux qui déposent une multitude de toutes petites pièces de centimes pour provoquer davantage de bruit lorsque les pièces s’entrechoquent, il y a aussi ceux qui sortent un billet et qui le plient et le déplient à multiples reprises pour que les voisins le voient bien, mais il y a aussi des gens plus discrets et moins fortunés qui déposent une seule pièce sans faire de bruit ou qui font mine d’avoir oublié leur porte-monnaie. Jacques s’applique, pour ne compromettre aucun adulte, à commencer la quête en allant vers les enfants et en mettant lui-même quelques pièces au fond de sa corbeille afin que le deuxième donneur ne connaisse pas le don du premier.