Tower Bridge, le pont entre rêve et réalité
William était un peu l’archétype du financier londonien de la City. Célibataire, trente-cinq ans, cheveux bruns et taille mince, il était toujours vêtu d’un élégant costume anglais. Il se déplaçait le plus souvent à pied, d’un pas rapide, la main et l’œil sur son téléphone portable, sans vraiment porter attention aux passants.
Pourtant, rien ne prédestinait William à devenir banquier. Il passa son enfance et sa jeunesse dans un cottage en périphérie de la vaste ville de Birmingham. Sa famille menait une vie paisible, en retrait du tumulte et du bouillonnement de la capitale. Mais l’ambition de William devint vite liée à l’argent et au business.
À vingt ans, il rêvait de la Cité de Londres. Il voulait vivre au cœur de l’activité économique, financière, politique, culturelle. Il pensait qu’il se sentirait plus actif, peut-être plus vivant, dans le centre moderne de la vie britannique.
Il arriva à Londres pour un stage de fin d’étude, et n’en repartit jamais. Les deux premières années avaient été difficiles, il était peu payé, il logeait pour six cents livres sterling en collocation à vingt kilomètres de la City. Mais les années suivantes, il multiplia les bons coups – ou plutôt les billets de banque –, et gravit les échelons.
Il était aujourd’hui très grassement payé. Il habitait sur la rive sud de la Tamise, tout près de l’hôtel de ville de Londres dans le Bermondsey. Depuis sa terrasse au huitième étage d’un immeuble moderne, il avait une vue imprenable sur le plus célèbre des ponts à bascule, le fameux Tower Bridge. Il était aux premières loges pour regarder passer les bateaux et voir le pont se lever comme par magie. Le va-et-vient des navires ressemblait à un jeu délicieux d’enfant. De nuit, les lumières vives des navires se mélangeaient à celles du pont et de la rive pour offrir un spectacle féerique. Au fil du temps, le pont avait définitivement perdu son rôle industriel d’antan pour devenir un emblème de la ville lumineuse.
William empruntait le pont tous les matins pour se rendre à la City. Une fois sur la rive nord du fleuve, il prenait à gauche et longeait la Tour de Londres, il lui fallait quinze minutes pour arriver au pied du gratte-ciel abritant son bureau. Le week-end, il lui arrivait fréquemment de traverser le Tower Bridge, mais il tournait ensuite à droite pour entrer dans la marina. Ce n’était pas la Méditerranée mais ce petit port de plaisance donnait des airs de vacances à une ville davantage bâtie pour le travail que pour le repos.
William aimait particulièrement le Tower Bridge, il l’avait découvert à la télévision quand il était enfant. Ce pont était bien plus majestueux et élégant que son voisin, le London Bridge, construit plus récemment et emprunté par la majorité de ses collègues pour rejoindre la City. Ce nouveau pont, d’aspect moderne, était trop froid et quelconque aux yeux de William, alors que le Tower Bridge était unique et ancré dans l’Histoire britannique. Vivre aujourd’hui à ses côtés était, sinon un aboutissement, au moins un rêve d’enfant accompli.
Durant ses premières années à la City, William frissonnait à chaque passage sur le pont. C’était comme s’il vivait l’aventure anglaise ; il se trouvait là sur les pas de plus d’un siècle d’Histoire. Et aussi un peu comme s’il était dans la télé d’antan montrant la grande histoire de Londres.
Ce pont avait également un côté affectif et réconfortant, lui rappelant la douceur de son enfance. Quand il voyait le tablier s’ouvrir au passage des bateaux entre les deux tours, il avait une pensée émue pour sa famille et se remémorait des moments heureux, lorsqu’il était petit, et qu’il jouait avec son train électrique le faisant franchir un passage à niveau, sous les yeux pétillants et protecteurs de ses parents.
Un vendredi, alors qu’il manipulait des chiffres en dollars et livre sterling, il reçut un appel du concierge de son immeuble l’informant d’un important dégât des eaux qui semblait provenir de chez lui. Les voisins de l’étage du dessous étaient désespérés, un plombier était sur place, il fallait agir vite. William décida alors de rentrer chez lui en ce début d’après-midi, pour un aller-retour qu’il pensait boucler en trente minutes en marchant vite.