On ne sut jamais qui avait vraiment organisé le coup d’État. Certains évoquèrent une puissance étrangère. Peu importe, il fallait maintenant faire face à la révolution. Et déjà, les partis politiques d’extrême droite et d’extrême gauche qui avaient infiltré le mouvement s’emparèrent du pouvoir politique. En bon accord sur beaucoup de points, ils continuaient néanmoins à s’opposer sur quelques sujets sensibles, notamment l’immigration et dans une moindre mesure l’économie. Pour surpasser leurs désaccords, ils eurent l’idée de partager le pays en deux entités administratives : la moitié ouest serait dirigée par l’extrême gauche, et la moitié est par l’extrême droite. Cela découlait très grossièrement d’une réalité qui était que depuis des décennies l’ouest votait plutôt à gauche et l’est à droite.
La capitale parisienne et sa couronne furent elles aussi partagées en deux entités mais selon un découpage géographique inversé : le pouvoir d’extrême droite s’installa dans les quartiers ouest, alors que les gauchistes s’installèrent dans la partie est. Dans le désordre ambiant, on n’était plus à un paradoxe près. Les chefs rebelles tenaient à placer du bon côté leurs logements personnels acquis dans l’ancien monde.
La situation politique n’était pas sans rappeler la division de l’Allemagne durant la seconde moitié du vingtième siècle avec le « mur de la honte » de Berlin. Les révolutionnaires se refusèrent toutefois à construire un mur pour couper en deux la ville des lumières. Mais ils eurent l’idée funeste de construire un métro aérien coupant la ville du nord au sud selon l’itinéraire Clichy-Le Louvre-Porte d’Orléans. Il n’y avait pas de miradors, ni de barbelés, ni de militaires, mais pour de nombreux habitants il s’agissait bien d’un nouveau « mur de la honte ».
Dans tout le pays, on assistait à des flux de population. De nombreux frontaliers tentèrent leur chance dans un pays voisin avant la fermeture des frontières. À l’intérieur du pays, les gauchistes et les immigrés fuirent vers l’ouest, tandis que les racistes allaient vers l’est. Pour Ana et Jacques, la vie en France était devenue un enfer. Leur ville se trouvait à l’ouest. Ils étaient tous les jours confrontés aux règles dictées par les gauchos anarchistes, qui au nom de la liberté et de l’égalité, s’étaient finalement octroyé le droit de les interdire toutes deux.
Jacques et Ana étaient des Français de la classe moyenne qui aspiraient à changer de catégorie socioprofessionnelle grâce à leur réussite scolaire et professionnelle. Ils se sentaient enviés, jalousés, épiés. La liberté qui faisait autrefois le confort de leur quotidien avait disparu. Ils étaient surveillés. La justice se transformait, on ne jugeait plus les faits, mais les conditions sociales. Et dans ce nouveau monde, un délit commis contre une personne supposée aisée était presque légitimé.
Dans cette société en décomposition, les repères étaient sur le point de changer. Le choc entre le passé et le présent accouchait d’un monde transitoire qui devait inexorablement tendre vers un ordre nouveau où tout ce qui appartenait à l’ancienne époque devait disparaître. Les dignitaires et les disciples de la nouvelle bien-pensance dédoublaient d’énergie pour imposer leurs points de vue et leurs volontés. Tous les domaines étaient concernés : l’économie, le social, les mœurs.
Pour Jacques et Ana, chaque sortie devenait une souffrance. La dernière humiliation était venue de l’école. Leurs enfants avaient désormais moins d’heures de cours que les autres, et ne pouvaient plus bénéficier des heures de soutiens et d’ouvertures. Ils n’avaient également plus accès à la bibliothèque. Ces mesures avaient été décidées au nom d’une plus grande justice sociale : les enfants privilégiés à la maison devaient être soumis à des conditions plus difficiles que les autres à l’école, et se voyaient confronter à des obstacles supplémentaires afin que leurs chances de réussite s’alignent sur celles des enfants défavorisés. Ana et Jacques qui avaient travaillé très dur pour gravir les échelons vivaient cela comme un affront. Leurs enfants étaient montrés du doigt, et tous les après-midis ils étaient renvoyés de l’école plus tôt que leurs camarades. Comment leur expliquer qu’ils n’avaient pas les mêmes droits que les autres ? On avait créé des enfants de seconde catégorie. Pour les victimes, cela ressemblait à un retour de l’étoile jaune et rappelait les pires heures de l’Europe moderne. Pour Jacques, c’était plus qu’une discrimination, c’était une véritable épreuve qu’il n’était pas certain de surmonter.