À vingt ans, il décida d’arrêter ses études, abandonnant tout espoir d’être diplômé. Il ne dit rien à ses parents, et commença à écrire ses premiers textes. Il passait les journées dans sa chambre, avec toutes ses pensées focalisées sur les mots. Ses activités contrastaient avec celles des jeunes gens de sa génération qui cherchaient bêtement la célébrité et la gloire en postant des photos et des vidéos stupides sur des téléphones asservissant. Ronan, lui, aimait la qualité et la réflexion, il ne se laissait pas dicter ses actes.
Il se levait en milieu de matinée, commençait par lire une heure ou deux, puis s’adonnait à l’écriture de poèmes. Trop souvent, le café du matin avec une tartine de confiture était son unique repas. Il oubliait régulièrement de déjeuner, et quand son estomac se manifestait plus violemment, la paresse l’empêchait de sortir pour manger ou de se préparer un repas. Vers dix-sept heures, il avalait alors quelques biscuits pour prolonger son état de déliquescence agréable. Mais le soir venu, il ressentait le besoin animal de sortir de son immeuble pour s’oxygéner le cerveau, pour entendre les bruits de la ville, pour croiser le regard des passants, pour voir la vie, pour participer à la société, et simplement pour tuer la solitude.
C’est dans cette vie nocturne qu’il fit des connaissances de mauvais conseils. Il recherchait des expériences, autant pour découvrir la vie que pour trouver l’inspiration qui lui manquait, et se laissait facilement entraîner dans des soirées trop alcoolisées, où certains soirs sa tête décrochait du réel au point de ne plus connaître son propre nom. Il vivait l’expérience sans limite, il embrassait facilement filles et garçons dont il ne connaissait rien.
Plusieurs fois, il rentra chez lui sans le moindre sou, et incapable de se souvenir du prénom de la prostituée avec qui il avait partagé une nouvelle expérience. Il n’avait pas encore écrit son Bateau ivre, mais il se rapprochait de la vie de Rimbaud. Du moins le pensait-il. Ces déboires nocturnes envahissaient son quotidien, désormais il dormait toute la matinée, et se réveillait avec le seul désir de retourner boire. Il aimait toujours la lecture et l’écriture, mais il n’était plus capable de se concentrer sur un texte, et la conscience de cette déchéance le rendait encore plus fragile.
La vie de débauche l’assommait jour après jour. Bientôt, il n’eut plus assez d’argent pour payer son loyer. Refusant de demander de l’aide à sa famille, il rendit son appartement et se retrouva à la rue. Ronan devint mendiant. Mais dans sa médiocrité, il ne savait pas demander de l’argent. Il apprit, sous la contrainte alimentaire, à fouiller les poubelles. Il découvrit que, loin d’être toujours une activité vulgaire, c’était possiblement tout un art pour celui qui le faisait avec discrétion, sans incommoder les passants, sans déranger personne, sans laisser de traces. Il fallait une fierté et un sens infini du devoir et de l’obligation pour oser ouvrir les poubelles des rues. Il était tellement plus facile de se laisser dépérir et ne pas manger à sa faim, alors que faire les poubelles était encore un acte de courage et de combat. Peut-être le dernier des combats avant la chute fatale.
Ronan découvrit de nouveaux compagnons, ou collègues, qui, comme lui, vivaient en marge de la société dans une sorte de sous-couche de la civilisation où chacun subsistait discrètement à la grâce des déchets des couches supérieures. Ils formaient une communauté hétéroclite, avec des analphabètes et des diplômés, des jeunes et des vieux, des Français et des étrangers avec ou sans papiers. Certains avaient eu des destins extraordinaires, comme ce couple d’anciens parisiens, dont la vie avait basculé quand ils durent assumer les soins pour leur enfant handicapé ; elle arrêta son travail pour s’occuper de leur fils, mais le salaire de monsieur ne nourrissait pas la famille, il payait uniquement le loyer et une part des soins de l’enfant, aujourd’hui adulte mais toujours au frais de ses parents. Et aussi cet homme retraité, qui avait perdu ses deux aînés dans un accident de voiture, et qui, un an plus tard, perdit sa troisième fille violée et torturée à mort par deux individus alcoolisés ; sa femme se suicida, et lui, au summum de la solitude et de la peine, se battait depuis dix-huit ans pour que les assassins de sa fille soient jugés. Dans ce monde de la rue, chacun connaissait un magasin ou un restaurant, dont le propriétaire avait la bonté de ne pas détruire toute la marchandise périmée, et laissait parfois le soir venu, à proximité de ses poubelles, des restes d’invendus encore consommables, dans un geste simple d’humanité.
Il y avait aussi des jeunes gens qui trafiquaient clandestinement en revendant au black des appareils électriques, du petit mobilier, des lampes de bureau, ou des vêtements trouvés dans les poubelles. Parfois, au milieu des ordures, ils trouvaient des objets en bon état de marche. Leur astuce était de guetter les camions de déménagement pour repérer les immeubles où avaient lieu des départs, car les partants jetaient toujours des merveilles dans les ordures. Ils n’avaient alors plus qu’à attendre le départ du camion pour se servir dans les conteneurs.
Dans ce monde, à la fois sauvage et organisé, Ronan compris vite qu’il y avait aussi des dangers. Certains jours, il se laissait tenter par des hallucinogènes pour reprendre du courage ou oublier son état. Il trouvait facilement de petites pilules de toutes les couleurs pour quelques euros. Mais un soir, alors qu’il achetait un cachet d’ecstasy chez son fournisseur habituel, il vit une jeune femme, servie quelques minutes plutôt, faire une crise mortelle due vraisemblablement à une overdose. Effrayé devant la scène, puis en colère contre son fournisseur qui ne maîtrisait visiblement pas la synthèse des produits, il s’enfuit pestant contre lui-même, bien conscient qu’il aurait pu être la victime, et que la drogue était une roulette russe dont il n’avait finalement pas besoin.
Son état physique et mental déclinait au fil des semaines. Il se résolut, non sans honte, à faire ses premiers vols en subtilisant un pain et des biscuits chez un forain du marché. Et du jambon chez le boucher. Le lendemain, il préféra voler du vin rouge et des bières qui lui tiendraient compagnie toute la journée.
Loin de sa campagne, loin de sa famille, sans argent, mais empli de honte, il n’avait pas de place. Pas de place pour dormir, pas de place pour travailler, pas de place pour vivre, pas de place dans la société. La campagne n’avait pas voulu de lui, et la ville le rejetait aussi. Il en voulait à la société. Il devenait paranoïaque et méchant. Chaque passant dans la rue symbolisait la société qui le haïssait. Fréquemment, il agressait les gens qui avançaient sur son trottoir, d’abord verbalement en leur demandant des excuses pour l’avoir rejeté comme un malfrat, puis physiquement pour récupérer un ou deux billets afin d’acheter ses bouteilles pour la nuit.
Après quelques semaines d’errance, il prit l’habitude de faire ses nuits sous un large pont du sixième arrondissement où passaient les trains desservant la gare de La Part Dieu. Cet emplacement était une merveille, car le bruit des trains repoussait la plupart des rivaux potentiels, et Ronan pouvait y passer la nuit sans crainte que d’autres mendiants ne viennent le déranger. De plus, il était situé à quelques pas seulement des rues où habitaient les riches avocats et médecins lyonnais. Il n’avait à faire que quelques pas pour trouver de l’argent.
Bientôt, il repéra un médecin qui passait très fréquemment sous le pont. Et un matin de haine furieuse, il alla à sa rencontre. Prétextant une douleur dans l’abdomen, il demanda conseil au médecin. Ce dernier fit mine de l’ignorer. Ronan lui sauta au cou, le frappa, vola son argent et s’enfuit. Mais deux heures plus tard, il se retrouva à l’hôtel de police. Le médecin avait porté plainte, et les policiers n’eurent aucune difficulté à retrouver Ronan. Il fut mis en cellule de dégrisement, où il dormît jusqu’au soir.