À dix-huit ans, le baccalauréat en poche, Jacques commença des études pour devenir ingénieur. Il trouva un emploi dans un restaurant, et travailla comme saisonnier pendant les vacances scolaires. Ses journées étaient très chargées, il travaillait beaucoup, sortait peu, mais ne se plaignait pas, il estimait, au contraire, bénéficier d’un régime de faveur qui lui permettait d’étudier et de travailler pour se construire un avenir meilleur.
À une époque où on devenait un personnage en postant des égoportraits – que beaucoup appelaient selfies pour se rebeller contre la langue française – sur des réseaux informatiques dont la consommation délirante de ressources et d’énergie n’avait d’égal que la dépendance frénétique des utilisateurs dont le cerveau se consumait à mesure que la taille des processeurs diminuait, Jacques, dans un couloir de lucidité, croyait toujours aux valeurs du travail et du mérite. Il était certain que tous ses efforts lui permettraient plus tard d’avoir une vie épanouie professionnellement, socialement, intellectuellement, et aussi sur un plan plus personnel. Son diplôme en poche, il trouva un emploi, et emménagea avec Ana, une jeune femme rencontrée à l’école, elle aussi ingénieure.
Quelques années plus tard, les voilà bien installés dans la vie et dans la société, ils avaient choisi une belle ville pour élever leurs deux jeunes enfants, ils avaient acheté leur premier appartement, s’étaient inscrits dans des associations de quartier, avaient fait connaissance avec leur voisinage. Ils appréciaient les commerces de proximité, et avaient pris leurs habitudes chez leur boulanger-pâtissier, leur traiteur, leur supérette, leur pharmacien, leur coiffeur, leur bureau de poste, ils avaient également choisi un médecin, un laboratoire médical, une banque. Ils s’étaient construit une place et un réseau pour répondre à tous les besoins. Ils commençaient enfin à profiter de la vie après toutes les années passées de travail et de sacrifices. Ils sentaient aussi que le climat sociétal et politique s’était détérioré ces dernières années, mais ils n’imaginaient pas que le monde allait basculer.
Depuis des mois, des citoyens mécontents semaient épisodiquement la révolte dans les villes. Les revendications étaient multiples. Il y avait là des gens pauvres, des mères célibataires, des retraités désœuvrés et nostalgiques, des gens qui en avaient marre de subir les contraintes extérieures, d’être les perdants d’un mauvais partage des richesses. Mais il y avait aussi des idéologues et des politiques dont la motivation était de semer la révolte et de renverser le pouvoir ; ces adeptes des extrêmes jouaient les opportunistes en semant la pagaille. Le trait d’union entre tous les manifestants était le sentiment – réel ou fantasmé – que tout était orchestré par un ordre établi pour enrichir quelques puissants au détriment du peuple. Les théories du complot se propagèrent plus vite que la grippe cet hiver-là.
Aux hasards des rues, les rebelles mettaient le feu aux voitures et détruisaient le mobilier urbain comme si leurs ennemis étaient matériels, ils saccageaient des agences bancaires pour le symbole, ils pillaient des magasins pour les cambrioler, ils attaquaient des policiers par provocation et par haine. Chaque semaine, un nouveau palier était franchi, on rejetait les élites, les intellectuels, les journalistes, les patrons, les riches, les puissants, on s’attaquait aux élus, on brisait des symboles de la République, on s’infiltrait dans des préfectures et des ministères.
Ce qui, au début, n’était que des rassemblements pacifiques pour demander des mesures sociales et fiscales afin d’aider les plus démunis, se transformait, semaine après semaine, en une immense tribune de violence pour renverser le gouvernement et le substituer par un régime fasciste.
Les requêtes initiales étaient oubliées. Et les extrémistes les plus virulents parmi les manifestants avaient pris le contrôle du mouvement. Ces rebelles rejetaient le système en place, et voulaient tuer la République, mettre fin à la démocratie, pour instaurer un régime politique différent et encore un peu flou mais dont les piliers seraient le nationalisme et le populisme. Cependant on devinait déjà qu’il s’agirait d’un populisme où les dirigeants dictent au peuple ce qu’il doit penser et ce qu’il doit faire. Les insurgés étaient encouragés par les partis politiques d’extrême droite et d’extrême gauche, incapables depuis des décennies de gagner une élection et qui voyaient dans cette révolte les ingrédients inespérés d’une révolution susceptible de les mener enfin au pouvoir.
Le rapprochement des deux extrêmes dans un mouvement devenant totalitaire n’était que la conséquence logique de la haine qui les aiguisait tous deux envers un régime, bien trop sage à leurs yeux, qui les muselait. Pour réussir une révolution, les rebelles n’avaient nul besoin d’idées communes, il leur fallait uniquement un ennemi commun à abattre. Ils savaient pertinemment que la plupart des dirigeants de régimes fascistes avaient pris le pouvoir avec le soutien du peuple. Il leur fallait donc entretenir la colère des gens en leur fournissant des scandales – véridiques ou inventés – pour faire enfin exploser le système, comme on maintient les braises qui finissent par consumer l’aliment.