Le mur n'existe pas
Il est né dans un milieu qui ne connaît pas le mélange, où chacun doit rester à sa place et avec les siens, selon l’ordre social préétabli. D’un côté, il y a les riches et les puissants, les célèbres et les intellectuels, ceux à qui tout serait donné car ils ont acquis – peu importe la manière – un certain statut, dans un passé proche ou lointain, qui les autorise à vivre dans le monde présumé des élites. De l’autre, il y a les pauvres et les paysans qui ne côtoient que les artisans, les ouvriers et les travailleurs, dans un monde qui transpire le jour sous un soleil brûlant, et qui grelotte en silence dans la nuit trop noire une fois l’étoile cachée.
Le clivage entre les deux mondes est ressenti dès le plus jeune âge. Il se transmet à la manière d’un héritage et revêt les caractéristiques d’une empreinte indélébile, qui certes ne marque pas le corps comme le feraient une blessure physique ou une malformation génétique, mais qui laisse un profond traumatisme et un sentiment infini d’incompréhension, d’injustice, d’inégalité. Et parfois de révolte… Quand on pense être né du mauvais côté du mur, ou quand simplement la curiosité pousse à voir de l’autre côté. Pourtant, rester dans son milieu originel semble être une obligation construite sur le respect et la tradition.
Dans cette vieille France, on naît, on grandit, on se marie, et on vieillit toujours du même côté ; le mélange n’est pas toléré. Le fils d’un besogneux doit se tenir à son labeur, et ne pas chercher quelques succès dans la capitale ou une autre contrée jugée trop éloignée du vrai monde. Il ne doit pas connaître tous ces lieux fréquentés par les intellectuels et les puissants, et dont on pense le plus grand mal à travers des sentiments emplis de préjugés mêlant le dégoût, la peur, l’appréhension, l’inconnu. Il ne doit pas s’éloigner des habitudes ancestrales, ni s’aviser de rêver à une vie intellectuelle, scientifique ou romanesque ; il se doit de « rester les pieds sur terre » en demeurant dans la classe sociale qui lui a été donnée à la naissance. Il doit vivre dans le respect des valeurs transmises de génération en génération, et devra à son tour les transmettre. S’opposer à ce déterminisme en quittant son milieu serait un refus d’accomplir son devoir, un abandon, une trahison, une manière indélicate et inaudible de se distinguer valant une condamnation immuable : « Il n’est pas comme nous ».