Un soir regardant vers l’Atlantique, il se souvint de l’époque où il faisait des rêves. C’était un souvenir récent, qui pourtant semblait si lointain, quand la peur n’avait pas encore pris les commandes. Lui, qui avait longtemps cru être privilégié par la vie, goûtait désormais le malheur et la peur qu’il avait jadis étudiés dans les livres et les films relatant des périodes anciennes ou des peuples lointains. Il n’était plus spectateur devant son écran, il vivait le film avec un rôle réel. Mais un rôle de soumission. De condamné. Il n’était plus maître de rien, sa vie lui échappait. Sa femme et ses enfants étaient malheureux. Et il ne pouvait rien faire.
Pour la première fois depuis des mois, il se mit à rêver. Puisqu’ils ne pouvaient être heureux ici, ils allaient partir vers un ailleurs forcément meilleur. Profitant d’un séjour professionnel programmé aux USA, ils allaient fuir la France et émigrer outre-Atlantique. Les Américains, qui aimaient les travailleurs, accueilleraient à bras ouverts des ingénieurs. Les enfants apprendraient l’anglais …
Et les voilà partis pour un nouvel horizon. Ils devinrent émigrés aux USA avec l’espoir de recouvrer la dignité et la liberté. Le survol de l’océan atlantique leur rappela la traversée de la Méditerranée effectuée quelques années plus tôt par des migrants Syriens et Africains pour venir en Europe. Ces pauvres gens qui fuyaient alors la guerre et la famine, faisaient la traversée au péril de leur vie, parfois sur un simple canoë ; beaucoup n’arrivèrent jamais sur l’autre rive. Jacques et sa famille avaient au moins la chance de faire la traversée en avion. Même dans le malheur, Jacques se réconfortait en pensant au sort d’autres malheureux, c’était plus fort que lui.
Toutefois, si la violence physique n’était pas aussi forte, il ressentait la douleur morale de la fuite du pays natal devenu trop dangereux. Depuis l’avion, il voyait la mer bleue dans un paysage uniforme, à peine tachetée çà et là de nuages blancs. Les arbres, la verdure, les montagnes et les villes étaient restés au pays. La famille et les amis aussi. Les odeurs de la campagne, les bruits de la ville, la bonne chère, lui venaient avec un goût infini de regret et de colère. Sa vie à la française était morte. Il fallait l’oublier. La jeunesse s’en était allée. Le vent les poussait avec persistance sur la route d’un nouveau continent sans retour possible.
Il ressentait aussi un sentiment de culpabilité, un sentiment d’abandon, un sentiment d’échec. Il était impuissant face aux fous haineux qui avaient pris le pouvoir dans son pays, et il abandonnait la famille et les amis restés sur place. Un gâchis dont il ne se relèvera peut-être jamais. Mais en retrouvant la liberté, il allait aussi retrouver les rêves.