Les semaines passaient, et Éléna entrevoyait une retraite heureuse avec Georges. Les moments de bonheur qu’elle avait, durant des décennies, envisagés de vivre au côté de son mari allaient finalement advenir avec Georges. Au fond, elle ne pouvait espérer mieux, mais il fallait accepter que le nouveau compagnon prenne la place de l’ancien mari, et qu’il ne soit pas qu’un simple remplaçant, il devait être un nouveau partenaire à part entière avec qui construire une nouvelle union fusionnelle. Pour Georges, ce nouvel amour était une chance extraordinaire. Il était prêt à tous les efforts pour ne pas finir ses jours seuls, et s’accommodait parfaitement de cette nouvelle vie.
Le couple prenait ses marques dans leur belle maison, chacun avait amené quelques meubles de son ancien logement, mais la cuisine, la salle de bains et leur chambre à coucher étaient aménagés avec du mobilier neuf et moderne, qu’ils avaient choisi ensemble. Ils se construisaient des habitudes, avec un rythme de vie tranquille et reposant. Ils n’avaient ni chien ni chat, mais la télévision, qui était allumée toute la journée, leur amenait une compagnie distrayante. Dans cette société, où les jeunes et les actifs surfaient sur le web au moindre instant libre, la télévision sur le déclin était devenue la chasse gardée des retraités. Il y en avait pour tous les goûts avec les documentaires, les débats, les vieux films, les variétés, le sport. Mais les journaux télévisés, et plus encore les jeux étaient devenus les divertissements préférés des inactifs. Les gagnants des jeux télévisés étaient célébrés comme des vedettes dans le monde décalé des retraités. Éléna et Georges qui avait admiré par le passé Camus, de Gaulle, Mitterrand, de Gennes, commençaient, dans leur nouvelle vie, à idolâtrer les joueurs apprentis comédiens de la télévision. Rentrant encore un peu plus dans leur vie de séniors, il leur arrivait de s’intéresser à la météo des neiges alors qu’ils n’allaient jamais à la montagne.
Ce vendredi, la fille d’Éléna avait préparé un repas de fête pour les soixante-cinq ans de sa mère. Les enfants et les petits-enfants d’Éléna et de Georges étaient réunis pour une soirée particulière, car l’anniversaire était aussi un prétexte pour réunir toute la famille recomposée pour la première fois. Éléna et Georges mettaient un point d’honneur à se montrer toujours joyeux et positifs devant leurs familles, mais ce jour-là, ils durent faire davantage d’efforts pour cacher leur anxiété. En bonne intelligence, les enfants firent aussi tout ce qu’il fallait pour mettre leurs parents en confiance, et la soirée fut magnifique pour les deux tourtereaux. Éléna et Georges étaient soulagés de voir leurs enfants se parler et s’apprécier. Ils s’étaient tous unis pour offrir en cadeau à leurs parents un séjour dans la romantique Vénétie. Éléna, italienne de naissance, ressentait un bonheur profond qui lui avait tant manqué depuis des années. Les enfants lui offraient une reviviscence puisée dans ses origines, et aussi un retour au romantisme qui sonnaient comme un nouveau départ. Enfin, elle savourait la vie.
Elle souffla les soixante-cinq bougies avec des vœux plein la tête. Puis, à vingt-trois heures, Éléna et Georges décidèrent de rentrer chez eux. Ils étaient tous les deux venus avec leur propre voiture, et chacun devait prendre le volant pour ramener son véhicule. Éléna partit devant pour ouvrir le chemin dans la nuit, et Georges, dont la vue faiblissait, la suivait de quelques décamètres. Ils roulaient prudemment. Éléna se sentait un peu fatiguée mais tout à fait en état de conduire. Ils avaient dix minutes de trajet à peine, sur une route qu’ils connaissaient parfaitement.
Avait-elle encore la tête à la fête ou peut-être pensait-elle à son futur voyage dans son Italie natale, lorsqu’en pleine ligne droite, sur une voie dégagée, Éléna fit une sortie de route, et se retrouva en contrebas de la chaussée. Sous l’effet des secousses elle eut le réflexe de lever le pied de l’accélérateur et d’appuyer sur le frein. Mais la voiture fit encore vingt ou trente mètres avant de s’immobiliser dans l’herbe.
Georges, qui avait vu l’incident, stoppa sa voiture en bord de route, et sortit précipitamment de son véhicule pour accourir vers Éléna. Dans l’urgence, il paniqua et ne vit pas arriver la berline blanche qui le frappa par dernière. Et le tua sur le coup. Éléna, qui n’était pas blessée mais juste un peu sonnée, vit la scène dans son rétroviseur. Elle vit Georges emporté par la voiture et tombé à terre sous le choc, elle entendit le hurlement des freins de la voiture qui ne put s’arrêter à temps, puis le bruit bref et grave de l’impact qui sonnait la fin. La fin de l’action. Mais aussi, pour elle, la fin des joies.
Effrayée, elle sortit de sa voiture en hurlant, elle courut dans l’herbe et remonta le talus jusqu’à la route. Elle fixait Georges qui gisait sur le sol éclairé par les phares de la voiture tueuse. Elle criait le prénom de son homme, comme pour le réveiller. Ses larmes annonçaient déjà le naufrage. À bout de souffle et apeurée, elle n’entendit pas le camion arrivant derrière elle ; malgré tous ses efforts, le chauffeur ne peut l’éviter. Éléna fut jetée au sol mais ne perdit pas connaissance.
Georges était étendu sur la route. Éléna était à quinze mètres de lui. Incapable de bouger ses jambes, elle ne pouvait s’approcher de lui. Elle sanglotait, demandait des nouvelles. Elle voulait le toucher, le sentir, lui parler. Mais elle en était incapable. Elle ne voyait plus rien, les larmes nocturnes finirent par l’enfermer dans un isolement total. L’angoisse, la peur, la douleur, tout se mélangeait et revenait sans cesse dans sa tête, comme une migraine qui frappe les tempes jusqu’à l’épuisement. Elle était perdue, dans un état de léthargie quelque part entre la vie et la mort, à la fois consciente et inconsciente.
Elle avait perdu le contrôle, de sa voiture certes, mais surtout de sa vie. Tout lui échappait, et elle était impuissante. Un simple incident devenait le drame d’une vie. Le retour à la maison allait prendre des mois. Le retour à la vie normale des années, peut-être plus.