Autrefois si coquette, elle ne s’occupait plus d’elle-même sauf pour les soins indispensables de son système nerveux défaillant. C’était la double peine du fauteuil roulant qui à la fois crée la dépendance et provoque le rejet. Elle n’aimait plus son corps. Elle ne voulait pas se voir. Elle avait développé une phobie des miroirs, et ne pouvait plus se regarder. Derrière chaque miroir se cachait le rétroviseur de la voiture avec ses images mortifères. Les reflets l’effrayaient. Aussi, elle avait demandé à ses filles d’enlever tous les miroirs de la maison. C’était aussi, secrètement, une manière de se protéger et de ne pas voir son état physique et sa déchéance. Car elle n’acceptait pas son état. Ni son statut de double veuve. Elle souffrait sur tous les plans, physique et moral, à cause de la vie et à cause de la mort.
Le plus inattendu, était de se sentir vivre dans un corps inconnu. La femme qu’elle était devenue, assise et dépendante, était si différente de l’autre qui l’avait précédée et qui était forte et volontaire. Cette femme-là était une ancêtre qui apportait des souvenirs, mais elle avait disparu à jamais. La nouvelle femme était une inconnue qui avait pris la place sans crier gare. Éléna devait faire le deuil de son ancien « moi » et devait découvrir la nouvelle personne qu’elle était désormais, elle devait en quelque sorte vivre une nouvelle naissance. Cette naissance à soixante-cinq ans était une expérience effrayante, et Éléna ne voulait pas apprendre à connaître cette inconnue qu’elle habitait pourtant.
Elle s’était construit une personnalité tout au long de sa vie, elle était devenue la personne qu’elle avait conçue, façonnée, jour après jour, épreuve après épreuve, avec tout son courage, toute sa hargne et sa volonté. Et voilà qu’elle devait faire le deuil de cette personne pour se mettre dans la peau d’une autre. Cela lui semblait impossible. Elle avait perdu son être. Il ne restait qu’un corps abîmé, usé, fragile, qu’elle devait désormais habiller d’une autre personnalité. Elle n’avait ni choisi ni construit le nouvel être qu’elle habitait. Elle devait faire le deuil de son ancienne personne tout en acceptant son nouveau corps et sa nouvelle personnalité.
Elle vivait ainsi une expérience étrange qui la faisait souffrir car elle n’en voulait pas. Malgré elle, sa vie avait basculé vers un destin rare qui, pour les personnes étrangères, évoquait à la fois le drame, l’injustice, le courage et l’admiration. Sa vie était construite sur un parcours professionnel et familial exemplaire, elle avait accompagné courageusement son mari jusqu’à la mort, elle avait connu cet accident terrible, et était devenue lourdement handicapée. Avec tout cela, elle était devenue une femme héroïque.
Mais elle ne voyait pas le destin d’une héroïne, elle voyait une vie brisée par des épreuves imposées. Elle avait des projets, des envies. Tout s’était écroulé, elle vivait un enfer, ne retrouverait jamais ses jambes, son indépendance, ses joies, ses envies… Sa nouvelle vie sera faite exclusivement, ou presque, de luttes et d’épreuves se succédant au quotidien.
Dorénavant, son anniversaire coïncidait avec celui du drame. Il n’était plus question de le fêter. Ni avec des chiffres, ni avec les porte-joie. Si elle avait été chrétienne, peut-être aurait-elle allumé un cierge ? Mais elle ne croyait pas. Imaginer qu’on puisse retrouver les êtres aimés après les avoir pleurés pendant des années était absurde. À quoi bon autant souffrir de son vivant si tout était effacé après la mort ? Elle n’avait pas plus de croyances que de certitudes. Mais elle avait atteint l’âge où la courbe du bonheur s’inversait, l’apogée était derrière elle ; elle savait qu’elle ne retrouverait pas les joies du passé. Si le bonheur était de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie, alors elle n’y avait plus droit. Car elle sentait la vie, dans son physique et dans ses pensées, au point que cette vie lui pesait sur les épaules et dans la tête.
Pour ses soixante-six ans, ses filles lui firent la surprise de venir la voir avec un gâteau recouvert de soixante-six bougies multicolores. Elle apprécia le geste et fit ce qu’il fallait pour leur laisser penser qu’elle était contente. Cependant, après le départ de ses filles, elle se retrouva seule et triste. Se sentant incapable de tenir son rôle de femme, de mère, de grand-mère, elle se trouvait condamner à une vie de dépendance. Dans la solitude de la vieillesse. Pour combien d’années encore ?