Les reverrais-je ?
Assis dans mon fauteuil, je me souviens du temps
Des regards à mon œil, d’avant confinement,
Les enfants sur le seuil ouvrant les bras gaiement
Pour remercier l’accueil de leurs bons vieux parents.
C’était le mois dernier, je crois me souvenir,
C’était l’éternité pour un pauvre martyr,
Comment les inviter ? Ils ne peuvent plus venir,
Ils disent fatalité, où est mon avenir ?
Alors j’attends oisif, condamné que je suis
À rester inactif de huit heures à minuit,
Mon fauteuil adhésif cultivant mon ennui
Lui aussi dépressif me retient dans son puits.
Le déconfinement est mon point d’arrivée
Mais le chemin est lent quand on devient âgé,
L’attente dure trop longtemps quand les jours sont comptés
Serais-je encore présent au retour de l’été ?
Les reverrais-je une fois avant de m’en aller ?
Et, si je les reçois, pourrais-je les nommer ?
Je ne compte les fois où j’ai en vain cherché
À combattre l’émoi sans pourtant en parler.
Et me viennent alors cette peur sauvage
De rester seul dès lors jusqu’à la fin de l’âge
Et la folle frayeur de mourir de lâchage
Abandonné à l’heure de mon dernier voyage.
À tous mes chers enfants j’écris cette lettre
Depuis mon corps mourant pour vous dire le mal-être
À quatre-vingt-dix ans de ne plus vraiment être,
Il est de ces moments, vous les vivrez peut-être,
Où l’attente se fond lentement vers l’ailleurs
En franchissant le pont quittant la vie sans peur.
Le bruit du carillon sonne déjà trop fort
Je pose mon crayon et j’attends la bonne heure.
Décembre 2020
Un jour ? un mois ? un an ? Encore combien de temps
Au son du couvre-feu et du confinement ?
Un hiver, un printemps, un été de douleur
À compter les décès, les malades et leurs peurs ?
Mais comment la vie a-t-elle soudain basculé ?
Comment est-on passé d’innocents à damnés,
Des pleines libertés aux fortes restrictions,
Des plaisirs et envies à l’amère probation ?
Dis, vieillit-on aussi quand, envieux, on attend
Le retour des jours heureux, à la vie d’avant,
Quand les maladies s’étudiaient dans les livres
Et que les virus ignoraient les hommes libres ?
Dis, le temps suspendu nous sera-t-il rendu ?
On questionne sans répondre, hagard et perdu,
On subit sans penser la dégénérescence
De la vie en présence à la vie à distance.
Et la caresse devient un doigt sur un écran
Où la peau n’est plus rien qu’un verre indifférent,
Les courbures du visage sur un moniteur plat
Telles des objets sans âge frôlant l’anonymat,
Nos corps n’ont plus de forme, nos sens sont bernés,
La vie est bien étrange quand on ne peut toucher,
Il ne reste que la voix, quoique numérisée,
Pour avec les autres simplement échanger.
Riches ou pauvres tous égaux devant la privation
Dans une vie latente cloitrée à la maison
De l’aurore à la nuit, les jours sans lumière
Voient défiler sans fin les idées éphémères
D’un retour impatient à la normalité
Où chacun recouvrerait enfin la liberté
En brisant la tristesse de l’attente infinie
Et emplirait de bruits les allées endormies.
Étouffé de lassitude, je perds impuissant
Le souffle qui naguère me portait dans l’envie,
Comme écrasé par l’éternel isolement
Inhérent d’une société moderne endormie,
La perte des liens rompt l’équilibre vivant
Si on ne maintient pas le filet de lumière
Ruisselant jusqu’à se répandre en océan
De bonheur, implorant un retour en arrière.
Masqué
Aujourd’hui on t’oblige à porter un masque en tissus
Pour endiguer le virus qui, disent-ils, attaque à ton insu
Mais tu le vis comme une contrainte, un défi
Tu le refuses car tu n’es pas un pestiféré
Et tu veux te montrer tel que tu es, tel que tu as toujours été.
Tu tiens à garder ton sourire
Sans suffoquer dans l’étoffe,
À montrer tout haut que c’est toi
Usant de ta belle voix
Fier de ta personne qui récite les belles strophes
Pourtant, tu le sais, tes paroles n’ont jamais été libérées
Il y a fort longtemps que tu ne peux plus parler
Que tu ne veux plus dire le fond de tes pensées
Tu t’es habitué à ne pas choquer
À te taire, à cacher tes idées.
Les bien-penseurs qui disent le juste et le mal
Ont gagné ton silence complice et morbide
T’ont mué en un toton stupide
Tu n’as jamais su te libérer, oser
Tu as toujours vécu dans la crainte, humilié.
Et parfois, quand tu pourrais parler
Tu préfères pourtant te taire,
Ou pire encore t’isoler dans ton désert,
Échanger n’est plus de tes qualités
Tu es perdu, gauche, écervelé.
Tu te crois vivant et penseur
À peine suis-tu le chemin des senseurs
Comme un enfant aveugle et dupé,
Avec ou sans le morceau de tissus
Un être muselé tu es devenu.
Tu vois, il y a longtemps que tu sors masqué,
Et si aujourd’hui le second masque est plus visible,
Quand ils auront fait tomber le dernier fusible
Alors tu ne sortiras plus du tout,
Seul ton miroir verra le visage masqué.