Il n’était pas venu en ville pour gagner de l’argent. Il avait d’ailleurs un rapport très distant avec l’argent, il n’en avait jamais eu, et il ne songeait ni à en gagner ni à en dépenser. Il recherchait davantage la passion que l’argent, et il ne trouvait pas le travail intéressant sans passion. Il rêvait d’une vie à la fois tranquille, pleine d’imprévus, et riche en émotions. Comme celle qu’il aurait eue à la ferme s’il avait pu s’installer en tant qu’exploitant.
Les jours passaient, et de nouvelles habitudes s’installèrent. Ronan commença à se fabriquer un quotidien – ou peut-être était-ce le nouveau quotidien qui formait un autre Ronan ? Il découvrit une nouvelle liberté qu’il n’avait encore jamais envisagée : il était maître de son temps. Pour la première fois de sa vie, il se levait le matin sans personne pour le surveiller, choisissait seul l’heure de ses repas – ces derniers étaient bien souvent composés d’un sandwich mangé sur le pouce, ou pire, des biscuits gras-sucrés qui faisaient hurler l’estomac –, mais il n’avait pas à s’adapter aux autres, lui seul décidait de ses horaires. Il prenait conscience de ce premier pas vers la liberté. Cependant, comme tous les étudiants, il était encore tenu par les horaires imposés à l’université, et aussi par des moyens financiers limités qui interdisaient les folies dont il n’était de toute façon guère friand.
Peu à peu, il s’accommodait à la solitude et aux transports en commun. Dans la Métropole lyonnaise, il pouvait se déplacer librement en métro à toute heure de la journée. Au prix d’un ticket à un euro cinquante, il pouvait se rendre, en quelques minutes, au sommet de la colline de Fourvière, à la Place Bellecour, dans un café du 1er arrondissement, au musée des Confluences, ou dans le vieux Lyon. Ces voyages n’avaient jamais la saveur des balades à pied dans son village natal, où les déplacements étaient certes plus lents, mais toujours au grand air pur avec une sensation de vie et de vigueur, alors qu’à Lyon, les trajets se faisaient dix mètres sous terre dans des voitures où régnait la transpiration excessive des aisselles, sensiblement plus chaudes que le mépris froid des voyageurs, ces inconnus-fantômes qui ne disaient même pas « Bonjour ».
Ronan ne connaissait pas encore suffisamment bien la ville pour parcourir les petites rues et les boulevards en marchant. Il avait peur de se perdre car les rues d’immeubles étaient toutes semblables : denses et hautes, sombres et sales, longues et anonymes, et elles débouchaient toutes sur des carrefours semblables les uns aux autres avec leurs dangers et leurs bruits assourdissants. À deux ou trois reprises, il alla courir au Parc de la Tête, ce grand parc de verdure et d’arbres au bord du Rhône avec ses seize mille rosiers, et son zoo de centre-ville. C’était un endroit fort agréable où le bruit des voitures n’avait pas la permission d’entrée. Cependant, Ronan comprit vite que la pollution venue des usines du sud lyonnais se cachait avec bassesse au milieu de ce parc verdoyant. Et que le jogging sur cette herbe verte n’était pas un bonheur pour ses poumons.
Au bout de quelques mois, sa vie ressemblait à celle de nombreux citadins, il sortait par obligation plus que par plaisir, pour suivre les cours à l’université ou pour s’alimenter. Et il se réfugiait dans son petit logement dès que les activités extérieures étaient terminées.
C’était peut-être pour rompre cette solitude et s’évader de ce quotidien décevant que Ronan se mit à la lecture. Il n’allait pas à la bibliothèque, il lisait sur sa tablette. Il avait trouvé des sites internet proposant des livres gratuits d’auteurs célèbres. Il découvrit ainsi les mondes passés – et si proches à la fois – de Balzac et Zola, le monde irréel d’aujourd’hui à travers King, et la poésie de Baudelaire et Verlaine.
Il découvrait les mots, il découvrait les phrases. Depuis toujours, il parlait instinctivement, sans se rendre compte de la puissance qu’acquiesçaient les mots quand on apprenait à les utiliser avec habileté. Écrire et parler étaient des activités d’une profondeur infinie au regard des autres activités communes, bien plus basiques et intuitives, comme marcher, manger, ou sentir. Et plus encore, écrire n’était pas parler. La beauté et l’intensité d’un texte écrit ne pouvaient être égalées par des expressions orales. Ronan, qui parlait peu ces derniers mois, venait de trouver là un nouveau champ où exercer ces talents. Il retrouvait les délices et la beauté dans la lecture, il prenait un plaisir immense à jouer avec les mots. Il se voyait bien poète pour cultiver son esprit.
Désormais, les retours à la ferme chez ses parents se faisaient plus rares. Il prétextait un coût élevé des billets de train pour ne pas venir. Et quand il venait à la ferme, il ne faisait plus le tour des champs pour voir les cultures, mais préférait rester dans sa chambre en prétextant du travail pour ses études. En réalité, il lisait en cachette. Personne ne connaissait sa nouvelle passion. Comment ses parents auraient-ils accepté que leur fils devienne poète ?