Elle apprit seulement le lendemain que son homme était décédé. Elle-même était lourdement blessée, la colonne vertébrale était touchée et ses membres inférieurs resteraient vraisemblablement paralysés. Les examens médicaux avaient révélé une section de la moelle épinière dans la zone basse de la moelle, ce qui causait une paraplégie. Quelques centimètres plus haut, la paralysie aurait été complète. Elle dut subir trois longues semaines d’hôpital, puis un interminable séjour dans un centre spécialisé de rééducation.
Les médecins tentèrent une opération avec une nouvelle technique chirurgicale afin de construire un pont pour relier les fibres nerveuses désunies, et ainsi faire à nouveau circuler les informations entre le cerveau et les membres inférieurs. C’était une opération délicate et encore peu pratiquée, il fallait nettoyer la zone blessée et injecter une sorte de graisse contenant des cellules-souches du patient qui pouvaient ensuite régénérer les cellules et reconstruire le système neural.
Éléna avait laissé les médecins pratiquer l’opération mais elle pressentait que le résultat serait décevant. Elle savait que la vie des malades et des accidentées était faite d’espoirs et de déceptions successives. Elle ne voulait pas de ces faux espoirs qui ne faisaient qu’amplifier les brûlures en plongeant la patiente dans un sentiment de dégoût encore plus profond. Elle préférait rester dans son état de tristesse absolue, sans espoirs et sans attentes.
L’opération fut un échec, et comme elle le présageait, Éléna ne retrouva pas l’usage de ces jambes. Dans le centre de rééducation, on lui apprit le monde du fauteuil roulant et la gestion des déficiences multiples. Éléna admirait le travail et le courage des soignants, avec qui elle noua des liens particuliers en partageant ses douleurs, ses fatigues et les incommodités au quotidien. Elle pouvait leur dire des choses qu’elle se refusait d’évoquer avec ses enfants par pudeur, par tabou, par habitude ou par obligation.
Elle voulait aussi préserver ses filles du mal qu’elle-même avait enduré quand elle était au chevet de son mari malade. Elle avait vécu la douleur, le désespoir, la détresse, et la fatigue des accompagnants qui aident au quotidien les malades tout en supportant leurs caprices, leur égocentrisme, leur désespoir, et leur violence parfois. Car la maladie qui tuait les malades atteignait également les proches, qui devaient lutter eux aussi, non pas pour combattre la maladie mais pour surmonter les effets collatéraux.
Aussi, elle essayait tant bien que mal, du moins en avait-elle l’impression, de tenir ses filles à l’écart de ses problèmes quotidiens et de ses douleurs. Elle savait parfaitement que les patients pouvaient devenir, malgré eux, des vampires et des êtres égoïstes, qu’ils avaient besoin de puiser l’énergie des autres, parfois en les affaiblissant. Les proches souffraient de voir l’un des leurs gravement affaibli ; à chacune de leurs visites, ils donnaient au patient le courage et le soutien dont il avait besoin pour se refaire une santé, mais eux n’avaient rien en retour, et souvent ils y laissaient des forces Le patient avait des besoins physiques et mentaux, parfois vitaux, il prenait le soutien là où il pouvait, et parfois son rétablissement se faisait sur le dos des autres. Tous les efforts du patient se concentraient sur le combat mental et physique ; il ne pouvait rien donner à quiconque, car son état ne le lui permettait tout simplement pas. Il prenait tout mais ne donnait rien.
Éléna ne voulait pas que son processus de réparation se fasse au détriment de ses filles. Elle essayait de tout garder pour elle. Elle était peu bavarde quand la famille venait lui rendre visite. Car elle se sentait incapable d’échanger sans que ses mots n’expriment la colère qui était en elle. Et immanquablement, ces paroles auraient encore accentué la douleur de ses enfants. Bien que ses filles n’en parlassent jamais, Éléna devinait leurs souffrances invisibles. Elle avait parfaitement conscience du mal qu’elle avait provoqué et redoutait les traumatismes à plus long terme pour ses filles et ses petits-enfants. Ce drame avait aussi bouleversé leur vie.
En plus de la culpabilité d’avoir survécu alors que Georges était mort, Éléna ressentait aussi la culpabilité de voir ses enfants souffrir à cause de son état. Le malheur qui l’avait frappé se propageait à toute la famille.
Cependant, la présence régulière de ses enfants lui était vitale. Elle lui offrait un exutoire à son deuil, une porte pour détourner passagèrement son attention vers une échappatoire joyeuse, ou simplement une issue de secours pour fuir son malheur. La présence de ses deux filles à ses côtés lorsqu’elle s’était réveillée le lendemain du drame avait été un immense réconfort. Mais, malgré toute la bienveillance de ses proches, elle restait isolée dans sa souffrance car elle ne pouvait partager la mort de son homme avec personne.
La rééducation physique était longue et finalement vaine. Éléna aurait eu davantage besoin d’une rééducation psychologique pour l’aider à effacer les images terribles du rétroviseur montrant son homme broyé par une voiture, et ces bruits assourdissants qu’elle entendait en elle comme des acouphènes abrutissants qui ne la quittaient pas.