Il quitta son gratte-ciel et partit d’un pas pressé, le téléphone à la main pour lire les derniers messages du boulot. Dix minutes plus tard, il était à nouveau sur son pont fétiche. Mais il n’avait pas le temps de le contempler, ni de regarder les passants.
Un homme accourut et doubla William en le bousculant légèrement. William, qui marchait très vite, fut surpris que quelqu’un puisse le doubler, mais une fraction de seconde plus tard, il comprit. L’homme tenait à la main un grand couteau. Il le brandit et poignarda deux personnes de trois coups. Tout se passa très vite, sous les yeux effarés et figés de William. Un passant courageux se jeta sur le meurtrier, et il prit lui aussi un coup de couteau. C’est alors qu’un groupe d’hommes se ruèrent sur le tueur, et réussirent à le maîtriser. Dans la bagarre, le couteau tomba au sol, deux mètres devant William, qui, par réflexe, s’en saisit et s’éloigna de la rixe pour éviter que l’arme ne fasse d’autres victimes.
William tenait le couteau du bout des doigts, ne sachant trop quoi en faire. Il était mal à l’aise, gauche, timide, un peu comme un enfant confronté pour la première fois au monde des adultes. Il regardait le couteau, la lame de vingt centimètres était rougie du sang des victimes. Il semblait y avoir des taches claires et d’autres plus sombres. Son regard se focalisa sur l’objet, il était maintenant seul avec le couteau. Et tous deux formaient un étrange duo, William avait l’impression que le couteau lui parlait et lui montrait les horreurs qu’il venait d’accomplir. Il était en train de lui révéler des secrets qui, en un instant, mettaient William dans la peau d’un messager, ou peut-être d’un complice !
William, comme englué dans un épais brouillard, était incapable de voir et d’entendre les gens autour de lui. Il était sonné par ce qui lui arrivait, dans un état à mi-chemin entre le rêve et le réel.
La police arriva, menotta le tueur. William donna le couteau qu’il tenait dans ses mains. Les deux premières personnes frappées à l’abdomen étaient mortes, une femme de trente ans et un homme de cinquante ans. Le tueur les avait prises au hasard, elles s’étaient trouvées là au mauvais endroit, au mauvais moment. Des vies brisées par le hasard d’une tierce personne folle. Une petite fille de cinq ans environ pleurait sa maman allongée au sol. L’homme qui avait tenté de maîtriser le tueur était gravement blessé par un coup de lame dans le dos, il était transféré à l’hôpital.
Le tueur était un repris de justice, sorti de prison depuis quelques semaines. Il avait été libéré après avoir purgé seulement quarante pour cent de sa peine pour trafic de drogues et tentative d’assassinat. Les hommes qui l’avaient stoppé étaient eux aussi d’anciens condamnés, venus assister, avec le tueur, à une formation d’insertion pour anciens détenus. Cette formation se tenait dans un petit immeuble à proximité du pont. Pendant la séance, le tueur avait tenu des propos incohérents, s’était énervé contre les moniteurs, et avait pris la fuite. Des personnels avaient vu le couteau, et les hommes s’étaient lancés à la poursuite de l’assaillant. Ces individus, au passé lourd, condamnés par la justice, étaient devenus en quelques secondes des hommes courageux, des sauveurs de vies.
William, lui, ne se sentait pas du tout dans la peau d’un héros. Bien au contraire, il était saisi par la violence de la scène qui venait de se dérouler. Il était confus face aux questions des policiers tout juste arrivés sur place, incapable d’expliquer ce qu’il avait vu – d’ailleurs avait-il vu quelque chose ? Sa tête en était encore à l’histoire de la fuite d’eau, alors que ses yeux voyaient le couteau. Son cerveau recevait des informations contradictoires et impossibles à analyser. Il n’avait plus de notion de temps, ni de chronologie, tout se mélangeait.