Les bougies d'anniversaire
Elle avait toujours refusé de remplacer les bougies des gâteaux d’anniversaire par deux chiffres solitaires, non pas dans le but de manifester une opposition à la modernité, mais parce que la magie et la chaleur des petits porte-joie blancs et purs ne pouvaient être égalées par des nombres froids et malheureux. Elle se demandait comment on avait pu en arriver à mettre des chiffres sur un gâteau, alors qu’un anniversaire était une fête qui célébrait le souvenir de la naissance, pas le nombre des années.
À son âge, souffler les bougies reflétait un caractère routinier, presque naturel, comme le retour des hirondelles au printemps, l’arrivée des premières chaleurs de l’été ou la tombée des feuilles à l’automne.
Éléna fêtait ses soixante-cinq ans avec un enthousiasme de jeune femme. Elle démarrait une nouvelle vie. Elle venait de se retirer du monde professionnel pour une retraite qu’elle jugeait fort méritée tant elle en avait bavé. Elle avait eu son lot d’épreuves et de difficultés.
De son ancien poste de directrice des ressources humaines, elle ressentait encore la haine et la rancœur des collègues, suite aux plans de réduction du personnel, si généreusement appelés « plans sociaux », qu’elle avait dû organiser. On lui avait reproché les licenciements, alors qu’elle n’était en rien responsable des difficultés de l’entreprise. Elle était une simple employée, et souffrait autant que les autres à chaque vague de départs forcés. Car sa tâche était d’annoncer la mauvaise nouvelle aux malheureux licenciés, et d’affronter ensuite leur regard et leur peine quand ils repartaient la tête basse et les épaules lourdes. Pour beaucoup, elle était la coupeuse de têtes, et les représentants syndicaux l’avaient désignée comme coupable, tout en ignorant ses souffrances personnelles. N’ayant plus la force de faire face à toute cette violence, elle avait quitté l’entreprise avec soulagement.
Éléna était veuve depuis cinq ans, son mari n’avait pas survécu à la maladie d’Alzheimer. Elle avait vécu ce drame à ses côtés pendant quatre années. Elle pensait pourtant que c’était une maladie tuant seulement les personnes âgées. Son mari, ingénieur dans une multinationale, voyageait dans toute l’Europe, il travaillait beaucoup, peut-être trop. Avant l’apparition des premiers symptômes de la maladie de son époux, Éléna aimait à rêver d’une future retraite heureuse, partagée avec son homme. Ces évasions imaginaires lui apportaient l’espoir d’une vie agréable et apaisée, et l’aidaient à combattre l’amertume du quotidien. Ils avaient des économies, fruits de nombreuses années d’efforts et de privation, et allaient pouvoir enfin en profiter. Elle avait des projets d’activités, de loisirs, de lecture et de voyages.
La mort de son mari chassa tous ses rêves dans l’oubli. Elle dut affronter la douleur et la souffrance, et plus encore la solitude, mais aussi l’angoisse face à un futur confronté au vide laissé par l’être parti trop tôt. La présence et le soutien de ses deux enfants ne suffisaient pas à combler ce vide.
Aux hasards des rencontres, elle fit la connaissance de Georges, soixante-dix ans, veuf lui aussi depuis quelques années. Au fil des mois, ils apprirent à se connaître, à s’apprécier, à partager aussi. Ils tissèrent des liens à la manière d’adolescents découvrant la passion, et commencèrent à se projeter vers une nouvelle vie. Ils décidèrent enfin d’emménager ensemble dans une maison à la campagne, au nord de Nantes, à vingt minutes du centre-ville. C’était un nouveau départ. Ils étaient à la fois excités comme un jeune couple, en pensant au bonheur qu’ils allaient construire, mais aussi lucides sur le fait qu’il s’agissait, vu leur âge, de leur dernière aventure. Ce pas dans l’inconnu était une opportunité à ne pas rater. Une sorte de quitte ou double.