Ce jour-là, Eneko avait trouvé sa voie. C’était une évidence. Il allait travailler pour les pompes funèbres. Voilà comment il rencontrerait la mort, et lui parlerait au quotidien. Il se mit alors en tête de faire les formations nécessaires afin d’effectuer un stage, avant d’en faire une carrière. Il apprit le jargon des services funéraires composés de mots qui sonnaient tous plus noirs et glauques les uns que les autres, ce qui n’entacha en rien l’engouement que Eneko mettait dans cette nouvelle aventure. Il apprit aussi des expressions étranges telles que « pompes funèbres », « mise en bière », « croque-mort », qui associaient des mots dont le sens avait profondément changé. Ces expressions donnaient un air décalé au vocabulaire, cela plaisait bien à Eneko. Il mit ces mots dans un autre coin de sa tête.
De tous les métiers des services funéraires, Eneko choisit celui de thanatopracteur, car c’était finalement le seul qui permettait de côtoyer les morts de près, les autres métiers se consacrant davantage aux cérémonies des obsèques et au transport des cercueils. La thanatopraxie était tout un art : il fallait pratiquer les soins de conservation pour préserver le corps de la décomposition naturelle, et l’embellir afin que les proches gardent une dernière image apaisante et fassent leur deuil plus sereinement. Eneko faisait la toilette du défunt, puis injectait dans le corps un fluide à base de formol par l’artère carotide. Le sang, mis sous pression, était ainsi entièrement éjecté. Ensuite, il devait drainer les gaz et les liquides, suturer et nettoyer les incisions, habiller le défunt avec les vêtements choisis par la famille, et enfin maquiller le défunt pour lui faire retrouver les couleurs d’une peau vivante.
Chaque rencontre avec un mort durait entre soixante et quatre-vingt-dix minutes, parfois un peu plus lorsque le mort était bavard ; Eneko était toujours seul avec le défunt. Le dialogue était le plus souvent assez facile et naturel. Eneko commençait par se présenter avec une poignée de main, puis il expliquait au mort le déroulement de la séance. Il traitait le défunt à la manière d’un médecin ou d’un infirmier s’occupant d’un être vivant, mais son métier lui semblait plus facile car il ne voyait jamais ses patients souffrir ou mourir, et n’avait jamais de mauvaises nouvelles à annoncer à la famille. Du reste, il ne voyait que rarement les proches des défunts. Une seule fois, un membre de la famille avait souhaité assister à la séance. Le défunt était un ancien ministre, et il fallait s’assurer qu’aucune photographie ne soit prise par peur qu’elle ne fuite dans la presse.
En général, il vouvoyait le défunt sauf quand il s’agissait de quelqu’un de plus jeune que lui, ce qui n’arrivait pas si souvent. Eneko demandait comment s’était passée la journée. Parfois, le matin, il lui arrivait de demander au mort s’il avait passé une bonne nuit. Avant de piquer avec la seringue, il prévenait que ça pourrait chatouiller un peu, demandait à son patient s’il avait peur des piqûres. C’était souvent à ce moment-là que les morts commençaient à parler librement. La conversion débutait généralement sur la cause de la mort et sur le déroulement de l’instant fatal. En réalité, Eneko se faisait le porte-parole du défunt en répondant lui-même aux questions qu’il posait. Mais après tout, il connaissait plein de gens qui communiquaient ainsi avec des êtres vivants, et parler à un mort ne lui semblait pas si différent que de parler à une personne vivante sans la laisser répondre.
Les jeunes avaient toujours moins de choses intéressantes à dire, alors que les personnes âgées étaient trop bavardes. Elles étaient fières de leur parcours de vie, peu d’entre elles se plaignaient, comme si les difficultés et les douleurs qu’elles avaient dû affronter étaient oubliées. Une fois de l’autre côté, il ne restait souvent que quelques points saillants : les enfants, un amour – rarement plusieurs –, la profession, la maison, les voyages. Les souvenirs des amis étaient rarement évoqués. Quand ils l’étaient, c’était pour rappeler une trahison qui avait laissé une trace indélébile. Le plus souvent, résumer une vie était si simple : la naissance, un amour, le nombre d’enfants, le travail, le logement, et un ou deux traits de caractère. Chaque vie de quatre-vingts ans pouvait désespérément se résumer en quelques phrases :
« Mr/Mme XXX YYY, né(e) à NNN, de parents PPP et MMM, demeurant(e) à DDD, exerçant la profession de AAA, et marié(e) à BBB CCC, avec x enfants, était une personne QUALIFICATIF1 et QULIFICATIF2 ».
Eneko comprit vite cette fatalité à la fois accablante et évidente. La personnalité et la vie de l’être ne survivaient pas à la mort. Eneko ne cherchait pas à pénétrer les traits de caractère du défunt allongé devant lui, il essayait plutôt de percer des évènements singuliers de la vie, ceux qui en définitive devenaient des souvenirs qui donnaient à chaque vie un caractère unique. Dans l’étendue du vécu, il y avait toujours quelques actions ou incidents saillants comme des vagues scélérates au milieu de l’océan.