Enfin, il y a les dames qui viennent à la fin de la messe donner une enveloppe directement au prêtre avec un petit mot personnel, pour le remercier d’une parole ou d’un geste qui les ont particulièrement touchées. À leur âge déjà bien avancé, elles donnent un peu plus en prévision d’une maladie future qui les empêcherait de venir à l’église et de donner leur offrande. Quand elles se font bavardes et qu’elles retiennent plus longuement le prêtre, Jacques a le temps de compter la récolte de la journée avant de la remettre au curé. Le plus souvent, elle est très modeste.
Avec l’expérience, Jacques a appris les ruses de chacun pour déposer sa pièce, et il est le seul à savoir ce que chaque fidèle donne pour le clergé ; ce savoir inestimable est en quelque sorte la récompense de son bénévolat. Mais c’est un secret qu’il ne partage pas, même quand sa mère ou ses tantes essaient de le questionner.
Dans le village, tout le monde se connaît, et chacun sait qui va à la messe et qui n’y met pas les pieds. Le village a toujours été tiraillé par des oppositions scindant les habitants en deux clans, il fut un temps où les républicains et les royalistes s’opposaient, un temps où les partisans des écoles laïques et ceux des écoles catholiques se faisaient front, et aussi des périodes plus sombres pendant les guerres où d’anciennes rancœurs justifiaient la délation.
Aujourd’hui encore, dans cette époque de relative stabilité, les habitants aiment se chamailler, un peu comme de grands enfants, les partisans et les opposants au maire s’écharpent régulièrement sur les questions relatives à la commune, pour ou contre un projet ou une manifestation, pour ou contre les derniers travaux à l’école, la construction d’une nouvelle salle des fêtes ou d’un terrain de sport. L’un des derniers clivages oppose les adeptes de la messe et de la confession au prêtre aux partisans d’une vie plus libérée qui se passent bien des conseils d’un curé qui a rarement le bénéfice de l’expérience pour les prodiguer. Jacques est né dans une famille appartenant à la première catégorie.
Ses grands-parents n’ont jamais manqué une messe, y compris pendant les hivers de forte grippe et les périodes où la neige rendait la route impraticable. Pour eux, se rendre à l’église le dimanche était obligatoire, et avait fini par devenir indispensable à leur équilibre, au même titre que boire, manger ou se soigner. Qui sait ce qu’il serait advenu en cas d’absence ? Les parents de Jacques sont moins pratiquants, et acceptent plus volontiers de manquer quelques célébrations. Mais leurs enfants doivent se rendre à l’église pour les grandes fêtes religieuses, et aussi préparer leur communion en suivant les cours hebdomadaires de catéchismes et en devenant enfant de chœur de dix à douze ans. C’est ainsi que Jacques est devenu le nouvel adjoint du curé. Une fierté pour la famille. Presque une première ligne sur un curriculum vitæ.
À la fin de la messe, les paroissiens se retrouvent sur la place de l’église pour parler de la célébration et de la performance du prêtre. Les hommes parlent de la météo, des récoltes, du travail, un peu de politique, tandis que les femmes se complimentent sur leurs toilettes et enchaînent sur les évènements de la semaine écoulée. Chacun donne des nouvelles des enfants et petits-enfants. Et puis il y a toujours un temps où on fait le point sur les présents et les absents à la messe, un peu comme la maîtresse qui fait l’appel à l’école, ou la pointeuse à l’usine. Quand il manque une personne – ou une famille – il s’agit, selon les dires, soit d’une mauvaise pratiquante, soit d’une personne très malade ou avec de graves problèmes. Dans tous les cas, une absence est un sujet de conversation pour toute la semaine à venir, avec en suspens la question de savoir si la personne reviendra à la prochaine messe.
Il va sans dire que pour les croyants pratiquants, les villageois qui font la grasse matinée le dimanche au lieu de venir écouter la bonne parole à l’église ne sont pas des gens tout à fait comme eux. Ils vivent dans le péché, ils sont ignorants de tout le bien-être que Jésus pourrait leur apporter. Ils passent à côté de quelque chose qui donnerait à leur vie une dimension supérieure. Parmi ces récalcitrants, il y a des athées, des gens qui vivent hors de la religion, des pratiquants d’un autre culte, mais aussi des catholiques pour qui il n’ait nul besoin d’aller à l’église pour parler à Dieu, ils le font directement depuis chez eux sans passer par monsieur le curé.
C’est le cas notamment de l’institutrice du village dont l’école fait face à l’église. Elle habite à l’étage, au-dessus de la classe, et voit le dimanche le rituel va-et-vient des pratiquants. Elle observe les familles dont les enfants sont ses élèves. Ce sont souvent les bons élèves, comme Jacques, qui vont à l’église. Ou encore les familles très ancrées dans la tradition et dans le monde rural, il y a aussi quelques familles pauvres, mais peu d’étrangers car le village n’en accueille pas. Quand, le dimanche, la maîtresse voit de sa fenêtre une discussion entre parents d’élèves, elle imagine une ruse pour interroger les enfants le lendemain afin de savoir ce que les parents se sont dit la veille.
Les cancres vont rarement à l’église, pas plus que les enfants de famille instable. Quelquefois, pour irriter un parent ou fragiliser un élève, l’institutrice impose en classe un débat sur la religion et demande qui va ou ne va pas à l’église. Elle lance les hostilités pour qu’à la récréation les élèves des camps adverses se chamaillent. À l’école aussi il y a ceux qui vont à la messe et les autres.