Quelques semaines ont passé depuis la diffusion du documentaire à la télévision, et je pense toujours à ces films tournés au Nigeria. Les images me reviennent régulièrement. Je regarde à nouveau les films, je veux être sûr que ma mémoire n’a pas déformé les faits. Malheureusement, non ! Les morts défilent sous les caméras, et les habitants semblent habitués à ramasser les cadavres. Un chaos que l’on peine à entrevoir en France. Dans nos pays pacifiques et démocratiques, où la paix règne depuis quelques décennies – seulement quelques décennies ! –, on a oublié la cruauté de la guerre. On a oublié que la violence gratuite, bête, et cruelle, tue encore aux quatre coins du monde. On a relayé la mort à un état d’imaginaire lointain. On s’est habitué à ne plus la voir.
Dans notre société occidentale, on n’a même perdu le contact avec les morts ; un être est caché dès qu’il passe de l’autre côté. Quand une famille est endeuillée, un cérémonial se met en place, les proches ralentissent leur vie pendant quelque temps, certains mettent des mois ou des années à faire leur deuil. Mais au Nigeria, les habitants martyrisés entretiennent un rapport à la mort qui nous est inconnu, et même inimaginable. À chaque instant, ils peuvent être tués. Chaque semaine, peut-être chaque jour, ils croisent des cadavres, parfois de gens qu’ils connaissaient. La mort est une banalité, qui pourtant n’efface pas les peines.
J’aimerais parler de ces documentaires à Ana, mais je ne veux pas la faire souffrir, et je préfère finalement la protéger en gardant les images pour moi seul. Je n’en parle pas non plus aux enfants, ils risqueraient d’assimiler le monde réel à celui de leurs jeux vidéo hyperviolents où il faut tuer les copains pour survivre. Dans ce monde virtuel où le joueur prend une arme au hasard en cliquant sur la souris, puis s’en va tuer les ennemis en marchant sur des cadavres dans un monde apocalyptique, où la tension est maximale et l’adrénaline sécrétée en surdose, on n’est peut-être pas si loin du monde réel vécu par des citoyens nés au mauvais endroit et condamnés à se battre pour vivre et ne pas mourir.
En France, pour protéger les enfants, on leur cache la vérité, on va jusqu’à déconseiller ou interdire la diffusion dans les collèges de films comme « Nuit et brouillard ». On a oublié la terreur qu’ont vécue nos aïeux pendant les deux guerres mondiales ; les agissements de Boko Haram au Nigeria rappellent les exécutions des milices en 1944 en France. On a oublié aussi la terreur que des Français ont fait subir à d’autres en Indochine, en Algérie et ailleurs. Tout cela nous paraît aujourd’hui inimaginable. Ce n’est pourtant pas si lointain.
De nos jours, le pays croit vivre dans l’insécurité dès qu’un terroriste tue un passant. Brûler une voiture dans la rue est vu comme une insurrection. Tout ce qui dérange, ou qui fait peur, nous est intolérable. Notre état de droit, qui définit les règles, est un privilège dont on n’a plus conscience. On se protège de tout. On ne comprend même plus la contrariété, un mot qui déplaît devient un prétexte suffisant pour déposer une plainte au commissariat. Nous sommes bien incapables d’imaginer le monde de certaines régions africaines.
Je ne sais d’où venaient les jeunes gens que nous avons croisés dans le Détroit de Gibraltar. Peut-être du Nigeria ? Peut-être d’ailleurs ? Mais s’ils ont connu les scènes que j’ai contemplées sur l’écran de mon ordinateur depuis mon canapé, alors je commence à entrevoir qu’ils soient prêts à partir en mer sur une embarcation de fortune. A-t-on encore peur de l’eau lorsqu’on vit au quotidien dans le chaos et la mort ? Si j’avais quinze ou vingt ans dans un tel pays, si mon village avait été brûlé, mes parents fusillés, mes sœurs violés et égorgées, mes voisins enterrés vivants dans un charnier, est-ce que je n’aurais pas envie de partir ? Est-ce que prendre la mer pour un ailleurs me semblerait si effrayant ? Je n’ai pas la réponse.
Pour tout dire, se poser la question m’apparaît être le privilège d’un observateur qui ne vit pas ces horreurs, à tel point que je culpabilise de m’interroger. N’est-ce pas indécent de ma part ? Qui suis-je pour m’interroger sur le sort des autres depuis mon canapé ? J’ai l’impression d’être une de ces personnes qui s’autorisent à donner leur avis sur des situations auxquelles elles n’ont jamais été confrontées et dont elles ignorent finalement tout. Un peu comme les donneurs de conseils qui expliquent la bonne hygiène de vie à un malade en phase terminale, ou les bobos parisiens qui expliquent à un paysan de la Beauce comment faire pousser le blé. Quand on passe toute sa vie à l’abri de la guerre et de la barbarie, peut-on vraiment juger les pauvres gens qui fuient ?
Pour Ana, les enfants et moi, la vie continue. L’excursion en bateau devient au fil des mois un souvenir de vacances étonnant et cocasse. Nos photos font sensation auprès des amis, et le récit de ce périple est toujours une occasion de nous mettre en avant avec une aventure que nous seuls avons vécue. On n’entendra jamais plus parler de ces dix jeunes. Sont-ils encore en vie ? Qu’ils le soient ou non, ils ignorent tout de nous, ils ne nous ont probablement pas vus depuis leur bateau gonflable, et ne savent pas qu’ils ont été mitraillés de flashs photographiques. Ils n’imaginent pas être au centre d’un récit épique raconté par des Européens. Nous ne nous connaissons pas. Ils n’ont aucun souvenir de nous. Mais nous ne les oublierons pas.