Elle se sentait coupable. Car c’était bien elle qui avait provoqué le drame avec la sortie de route. Georges était mort par sa faute. Il avait eu peur pour elle, et était mort en voulant lui venir en aide. Il ne méritait pas cela. Lui qui était si gentil et attentionné à son égard ! Si l’un des deux devait vraiment mourir ce soir-là, la normalité aurait voulu que ce soit elle, et pas lui ! Et puis pourquoi n’étaient-ils pas rentrés ensemble dans la même voiture, ils auraient eu tout le temps de récupérer l’autre véhicule le lendemain ?
De cette soirée, elle gardait des regrets et de la culpabilité, elle avait le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur, d’avoir enchaîné les erreurs et les négligences, de s’être fait piéger comme une adolescente. Comment pouvait-elle vivre maintenant avec ce poids ? Le soutien de ses enfants n’y faisait rien. Elle était inconsolable, et ne voulait pas entendre que ce n’était pas de sa faute. La rationalité lui échappait totalement, quelques années auparavant on l’avait accusé de licencier des employés alors qu’elle n’y était pour rien, et aujourd’hui on la disculpait d’une faute dont elle était bien l’unique responsable. Elle n’avait plus de repères dans cette vie absurde.
Depuis dix ans, le sort s’acharnait contre elle. Elle avait perdu son mari d’une maladie dégénérative qui l’avait tué à tout petit feu. Elle l’avait accompagné jusqu’au bout, en affrontant la longue déchéance. Elle avait traversé des années de souffrances auprès de l’être aimé, seule face à son devoir, à endurer les crises et les moments de chagrin absolu, sans jamais se plaindre. Elle avait tout gardé pour elle, sans se confier à quiconque pour préserver l’intégrité de son époux dans l’imaginaire des proches, et sans parler à ses enfants qu’elle voulait absolument protéger et épargner d’une peine certaine et inutile. Aujourd’hui, elle faisait face à la mort violente du second homme de sa vie. Il était parti en un instant, sans dire au revoir.
Elle avait eu deux hommes et deux morts. Deux morts très différentes. Son premier homme, avec qui elle partagea quarante ans de sa vie, s’en était allé doucement, trop lentement peut-être tant l’agonie fut longue. Mais le second était parti bien trop brusquement. Dans les deux cas, elle aurait préféré une mort différente ; elle se disait, sans en être totalement convaincue, que peut-être une mort dans un juste milieu, ni trop lente ni trop brutale, aurait été plus facile à supporter. De toute évidence, il n’y avait pas de belle mort pour les survivants.
De son mari, elle gardait en mémoire les belles années de jeunesse et aussi les derniers mois terribles où, les neurones déconnectés, il ne la connaissait plus. Mais elle préférait parler des bons souvenirs, quitte parfois, à magnifier une réalité plate ou morose. Ce n’était pas seulement une idéalisation inconsciente, c’était aussi un réflexe pour se convaincre d’avoir vécu un passé exaltant, et se prémunir contre un spleen toujours menaçant et qui, à la moindre faiblesse, viendrait ravager le passé et le présent. C’était presque un instinct de survie.
De son second homme, il ne lui restait que l’image dans le rétroviseur et les regrets des temps heureux qu’ils n’avaient pu partager. Chaque fois qu’elle pensait à lui, revenait alors cette culpabilité d’avoir provoqué sa terrible mort à cause d’une inattention pendant une fraction de seconde au volant de la voiture. Elle ne se pardonnait pas cette erreur. À vrai dire, il ne se passait pas une journée sans qu’elle ne se remémore l’accident et ne revoit le corps de Georges projeté au sol. Elle était à la fois coupable et victime.
Elle se retrouva vite confrontée à une nouvelle culpabilité : pouvait-elle penser à l’un de ses deux hommes sans penser à l’autre ? Avait-elle en quelque sorte le droit de hiérarchiser ses souvenirs avec l’un et avec l’autre. Pouvait-elle pleurer l’un sans pleurer l’autre ? Cela tournait en elle jusqu’à l’obsession. Chaque souvenir de l’un était chassé par un souvenir de l’autre. La boucle était interminable. Elle se sentait comme ensorcelée, envahie par des souvenirs et des émotions qu’elle ne contrôlait pas. Elle commençait à se sentir psychologiquement inapte à la vie.