Sa montagne
Vivre au pied de la montagne. Et se croire au sommet.
Il nous faudra une vie entière pour comprendre l’illusion.
Car on n’atteint jamais ses sommets.
On en a rêvé pourtant.
On a construit sa montagne, on l’a choisi avec ses pics et ses aiguilles. Plus belle, plus raide, plus haute, plus blanche, éblouissante dans la lumière.
La nuit, on la revoit encore parfois. En pointillé. La cime, cachée par un brouillard descendant, s’éloigne désormais.
On n’ira jamais tout en haut. Le veut-on d’ailleurs ? Pour toujours, on reste au pied de sa montagne.
Plus jeune, on voyait les sommets tout proches, à la portée d’une vie. Mais aujourd’hui les hauteurs s’éloignent à grands pas.
Le rêve était-il trop haut ? Non, mais l’ascension est un leurre.
Il nous a pourtant fallu y croire pour tenir si longtemps. Pour espérer, pour profiter, pour vivre.
Mais un jour la maturité s’impose. Et la pensée libère des rêves.
Ce moment de jouissance est l’apothéose. Aller plus loin conduit à la chute. À l’illusion et à l’absurdité.
L’illusion des rêves et l’absurdité de la vie mortelle.
Un temps
Tu parcours la vie, et tu éprouves le vécu comme une traversée du temps.
Mais, vois-tu qu’il s’agit de ton temps, propre et unique ? Celui qui se reflète par ton ressenti, ton expérience, tes impressions, tes sentiments. Celui qui est fait de toi-même : toi dans ton environnement.
Ce temps énigmatique, insaisissable, mais qui pourtant ne te quitte jamais. Car lui et toi ne formez qu’une seule et même entité. Fabriqué par l’horloge biologique, il est en toi.
Comme un énième sens, il s’ajoute à la vue et à l’ouïe pour interpréter le monde, quoiqu’il ne soit pas un simple récepteur, mais un fruit du cerveau nourri à l’expérience, à la vie.
Le temps n’est pas qu’un miroir qui te montrerait qui tu es. Il est ton expérience de la vie qui se matérialise dans les évolutions physiques et mentales que tu reconnais tout au long de ton chemin.
Quand, à la simple vue d’un visage ou d’un corps lointain revenant, tu ressens tout le poids de l’âge, relevant la transformation subie depuis la dernière rencontre. Ton temps marque alors le sens de la flèche indiquant la vie parcourue entre l’avant et l’instant présent. Il t’aide à ordonner les évènements.
C’est ainsi que tu distingues le passé du présent. Avec ta boussole temporelle, tu trouves un horizon.
Enfant, tu t’es inventé une mesure de la durée par la révolution de ton ordinaire, par la fréquence des évènements, comme tu as appris à marcher et à parler.
Tu chérissais l’horloge pour devenir une grande et belle personne, tandis que l’âge arrivant, tu voudrais lui échapper. Semblant indolore, le temps incolore arrive toujours à faire son œuvre.
Et vient le moment où tu peines à te situer, comme lorsque ta mémoire mélange les images. Il ne devient alors pas si aisé de distinguer le vécu présent, celui d’un moment passé, et celui imaginé par l’esprit.
Tu crois à la mémoire, mais sais-tu que souvent ce qu’on pense être des souvenirs ne sont que des leurres. On réinvente des histoires qui n’ont pas été. Sous les effets conjugués de l’activité d’un esprit qui déborde, incapable de trier les données qui s’amoncèlent, de l’effacement du matériel synaptique usé, de la fatigue, ou d’un instinct de survie.
La mémoire est une reconstruction qui bâtit, non le réel, mais une impression du réel. Le souvenir et le rêve finissent par se confondre.
Quand tu seras au crépuscule de ta vie, tu auras alors traversé les épreuves, tu auras profité aussi. Tu auras vécu. Ce ne sera pas une fin, mais un aboutissement. La conclusion du livre qui te survivra un peu avant de disparaitre à son tour.
Le monde tournera toujours. Et la nature reviendra avec la naissance des enfants, comme les saisons qui renouvellent les plants et les fleurs, seul le cycle est un peu plus long. Les cris et les rires ne sont rien d’autre que les pétales des humains perpétuellement menacés.
Après toi, comme avant, d’autres perceptions des vérités imagineront la forme du temps. Dans l’ordre du temps.
Suivre le temps
Le son du clocher qui donne l’heure et permet aux villageois de suivre le temps,
De rythmer le quotidien comme le ferait un soleil alternant les jours et les nuits,
De rappeler à l’horloge biologique le besoin en repos et en nutriments,
De mesurer en vain la durée de son labeur, de ses peines, de son fidèle ennui
Suivre le temps comme on suit son chemin
Suivre le temps pour rejoindre demain
Suivre le temps comme l’eau suit son cours
Suivre le temps sans chercher les détours
Comme on suit la folie
Comme on fuit ses envies
Comme on fuit son instinct
Comme on suit son destin
Suivre le temps comme on suit une femme
Suivre le temps pour maintenir la flamme
Suivre le temps comme le dos dans le vent
Suivre le temps pour aller de l’avant
Comme on suit l’horizon
Comme on suit sa raison
Comme on suit un oiseau
Qui s’en va tout là-haut
Suivre le temps comme on suit un mentor
Suivre le temps comme on suit le confort
Suivre le temps comme on suit une idée
Suivre le temps quand on est exilé
Quand on perd ses moyens
Quand on n’est pas malin
Comme on subit la vie
Et la vieillesse aussi
Suivre le temps comme on subit l’attente
Suivre le temps avec la peur au ventre
Suivre le temps pour encore espérer
Suivre le temps ne sachant reculer
Suivre le temps quand on cherche sa route et qu’on voudrait que sa voix porte loin l’écho
Suivre le temps quand on fuit le passé et quand on suit l’avenir au son de l’appeau
Suivre le temps avant qu’il nous échappe, avant que l’horizon ne s’évapore en larmes
Suivre le temps comme un impuissant malade mais combatif avec de piètres armes.